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Identités/altérités




L'injonction à de former tout au long de la vie et la construction des identités/altérités sociales

Colloque Altérité et Société organisé par l’Association Internationale de Sociologie de Langue Française
  • (Athènes – 7 au 9 mai 2003)


  • 1. Scolarisation et catégorisations sociales

Dès la Révolution française de 1789, un homme politique qui était aussi un savant, Condorcet, avait tracé le programme d'une instruction donnée à tous les enfants, mais aussi aux adultes, dont beaucoup étaient, à cette époque, analphabètes. La première partie de ce projet n'a été réalisée qu'un siècle plus tard, à la fin du dix-neuvième, avec la mise en application des lois Jules Ferry instaurant en France l'école laïque, gratuite et obligatoire. Cette scolarisation, d'abord primaire seulement pour la grande majorité de la population, s'est progressivement prolongée pour devenir secondaire dans la seconde moitié du vingtième siècle, puis pour une part croissante des élèves, supérieure. Aujourd'hui, dans de nombreux pays, plus de la moitié d'une classe d'âge accède à l'enseignement supérieur.

La prolongation de la durée des études entraîne une massification, sinon une démocratisation de l'éducation. La distinction entre ces deux notions a été établie par les sociologues de l'éducation qui ont mis en évidence le fait que les différentiations sociales continuent à se reproduire très largement d'une génération à l'autre, malgré l'élargissement de l'accès aux études, à travers les mécanismes de l'orientation sélective et de l'inégale réussite scolaire des enfants issus des différents groupes sociaux. (Bourdieu et Champagne, 1993). De plus, parce que la réussite scolaire et l'obtention de diplômes, donnent généralement accès aux professions les mieux rémunérées et dont le statut social est le plus élevé, elles contribuent de façon décisive à la construction des identités sociales et professionnelles. Une analyse plus fine par filière, type d'établissement et de diplôme devrait être ici évoquée, de même que les stéréotypes masculin et féminin qui continuent à jouer un rôle important dans le choix des études et des métiers selon le genre. Nous ne pouvons développer ces aspects, faute de place.

La scolarisation de masse et la prolongation de la durée des études doivent être mises en relation avec les transformations survenues dans le monde du travail. L'évolution des méthodes de travail, des techniques de production, l'informatisation, l'automatisation et l'usage des NTIC ont entraîné une élévation du niveau de qualification requis par la majorité des emplois, que ce soit dans l'industrie ou dans le secteur tertiaire. De plus, après une longue période de relatif plein emploi (les trente glorieuses) nous sommes entrés depuis le milieu des années soixante-dix dans une période de chômage de masse, en particulier chez les jeunes et les personnes peu qualifiées.

Dans ce contexte, les différences dans le niveau de formation acquis se traduisent par de fortes inégalités dans les chances de trouver un emploi, a fortiori un emploi stable et bien rémunéré. D'autant plus que le renversement de tendance sur le marché du travail s'accompagne d'un développement rapide des emplois précaires et de l'augmentation du nombre des "working poors".

Nous retiendrons de cette introduction trop rapide que la formation initiale (durée et réussite des études, diplômes obtenus) contribue à produire et à reproduire les identités sociales et professionnelles et à fabriquer de l'altérité sociale. Elle intervient dans les mécanismes de classement et de déclassement social et professionnel, en interaction avec les caractéristiques du marché du travail. Elle joue un rôle décisif en termes d'employabilité ou d'inemployabilité.

J'ajouterai que derrière ces notions froides et techniques se cachent un lourd vécu de souffrance, des sentiments d'injustice et d'exclusion, un énorme mal-être dont les symptômes, en termes de santé, de violence contre soi-même ou contre les autres (alcoolisme, toxicomanie, incivilités, délinquance,...) ont des coûts humains et sociaux considérables.

  • 2. Le rôle de la formation continue

Qu'en est-il du rôle de la formation continue, dont on a souvent dit qu'elle pouvait être une seconde chance pour ceux qui ont raté la première (la formation initiale) ? Les travaux du CEREQ et de sociologues qui ont analysé les données existantes (Dubar, 1985) ont bien montré que, si le législateur français a instauré en 1971 à la fois une obligation pour les employeurs (financer la formation professionnelle continue de leurs salariés) et un droit pour ces derniers (le droit au congé individuel de formation), ces dispositions bénéficient en fait très inégalement aux différentes catégories sociales. Selon la taille de l'entreprise, le secteur d'activité, mais aussi selon le niveau de qualification, des écarts très importants existent dans l'accès à la FPC. Les catégories privilégiées du point de vue des chances d'accéder à une action de formation sont les salariés les plus qualifiés (ingénieurs, cadres et techniciens) et les salariés des grandes entreprises. On pourrait dire que, globalement, la seconde chance bénéficie surtout à ceux qui ont réussi la première et beaucoup moins à ceux qui l'ont ratée. Dans ce domaine aussi, le proverbe qui dit qu'on ne prête qu'aux riches semble s'appliquer.

Les identités/altérités sociales et professionnelles que la formation initiale contribue à produire sont donc le plus souvent renforcées par la formation continue. Pour être complet, il faut toutefois ajouter qu'il y a des exceptions à cette règle. Un petit nombre de personnes réussissent, grâce à certains dispositifs de formation à changer de catégorie professionnelle. Il s'agit notamment de ce que l'on nommait la promotion sociale (comme les cours du soir du CNAM et d'autres organismes), de congés individuels de formation, permettant d'obtenir un diplôme professionnel ou une qualification reconnue. C'est souvent au prix d'efforts et de sacrifices très importants ; il faut une volonté et un engagement personnel considérables et beaucoup de ceux qui essaient d'y parvenir vont se décourager en route ou échouer. Mais il est vrai que quelques-uns y parviennent. La voie est étroite, mais elle existe, pour accéder aux catégories supérieures de la hiérarchie socioprofessionnelle par la reprise d'études ou la formation continue.

  • 3. Analyses qualitatives des discours sur la formation

Si l'on ne s'en tient pas à des analyses macro sociales et quantitatives, et si l'on tente de conduire une étude plus qualitative des processus en jeu dans la construction des identités/altérités sociales et professionnelles, dans la période actuelle, il est possible de mener une recherche avec deux approches qui me semblent complémentaires. La première s'intéresse aux discours qui sont tenus aujourd'hui aux salariés et aux demandeurs d'emploi par ceux qui ont pour fonction de "gérer les ressources humaines" dans les entreprises, mais aussi les administrations, les collectivités territoriales, les établissements publics, les associations, etc. La seconde consiste à écouter ce que disent les salariés et les demandeurs d'emploi au sujet de leur parcours scolaire, de la façon dont ils ont vécu leur formation initiale et continue, de ce qu'ils attendent (ou n'attendent plus) de cette dernière.

3.1 Le discours des DRH (directeurs des ressources humaines) et des politiques : l'injonction à se former tout au long de la vie :

Dans ce domaine, il existe un corpus très riche de documents : revues et ouvrages de management, congrès et colloques (par exemple ceux des organisations patronales, en France : le CNPF, puis le MEDEF, ou des associations professionnelles de DRH), rapports d'instances nationales ou internationales (par exemple ceux publiés par la Commission Européenne, l'OCDE ou le CEDEFOP). Sans entrer dans une analyse détaillée, on peut dire qu'il existe aujourd'hui sur ce thème un quasi-consensus, ou du moins un discours dominant. Que dit-il ? Nous sommes entrés dans une société de la connaissance (ou "apprenante", ou "cognitive", traductions variées de "learning society"). Dans cette société, ce qui fait la richesse des entreprises ce n'est plus (seulement) leur capital, mais c'est avant tout la compétence de leurs salariés, leur "portefeuille de savoirs". Le management des connaissances et la gestion des compétences deviennent des dimensions stratégiques de la direction des entreprises et des organisations.
"Cet investissement dans l'intelligence joue en effet un rôle essentiel pour l'emploi, la compétitivité et la cohésion de nos sociétés" affirme le livre blanc sur l'éducation et la formation dès son préambule (CCE, 1995). Et, après avoir rappelé l'importance des enjeux liés à la mondialisation et au développement des technologies de l'information, il ajoute que "les potentialités nouvelles offertes aux individus demandent à chacun un effort d'adaptation en particulier pour construire soi-même sa propre qualification." Ce n'est qu'un exemple parmi des centaines.

Au discours des années soixante-dix qui insistait sur un droit à l'éducation permanente et à la formation professionnelle continue, s'est substitué, au cours des années quatre-vingt dix, un discours sur le devoir de se former, une injonction à se former tout au long de la vie, injonction à laquelle chacun est tenu d'obéir s'il veut maintenir son employabilité.
Conforme à l'idéologie libérale et cohérente avec le repli individualiste de la vision du monde social qui l'accompagne, ce discours renvoie à chaque salarié ou demandeur d'emploi la responsabilité de son destin socioprofessionnel. Celui qui perd son emploi et peine à se reclasser est ainsi conduit à intérioriser une forme de culpabilité : s'il n'a pas les compétences aujourd'hui requises sur le marché du travail, c'est de sa faute. Il n'avait qu'à se former et rester compétitif. Dans le meilleur des cas, on lui proposera de réaliser un bilan de compétences, qui est censé l'aider à se repositionner (c'est-à-dire le plus souvent à accepter un déclassement ou à se résigner à l'exclusion) ou un stage de formation (mais ceux-ci ne permettent que rarement à acquérir une qualification suffisante, d'autant plus que leur durée est souvent réduite).

On pourrait d'ailleurs considérer que ces dispositifs et autres mesures de traitement social du chômage constituent une autre modalité de ce que Bourdieu (1993) appelle "effet de destin", à côté des "confrontations avec le préjugé raciste ou avec les jugements classificatoires, souvent stigmatisants, des personnels d'encadrement, scolaire, social ou policier..."

3.2 Récits de parcours de formation

Le second volet de notre recherche qualitative et compréhensive du rôle de la formation dans les processus de construction des identités/altérités sociales, consiste à mener des entretiens auprès de la population concernée.

Dans le cadre d'une recherche réalisée dans plusieurs pays d'Europe du Sud, nous avons conduit une première série d'entretiens auprès de personnes restées en marge des dispositifs de formation continue. Il s'agit de personnes en activité, de chômeurs et de retraités, qui n'ont pas, ou du moins ne se souviennent pas avoir participé à des actions de formation au cours de leur vie active. Soixante-quatre personnes ont été interrogées dans quatre régions d'Europe du Sud : la Catalogne (Espagne), la Grèce Occidentale, la Vallée d'Aoste (Italie) et le Languedoc-Roussillon (France), soit une moyenne de seize personnes par région. Ils étaient répartis dans toutes les classes d'âge (plus de 18 ans). Les plus de 45 ans et les femmes sont sur-représentés par rapport à la population globale, mais cela correspond aux catégories qui bénéficient le moins des activités de formation continue. Ils ont été interrogés par entretiens semi-directifs centrés sur une dizaine de questions concernant les études (l'école, les enseignants, les établissements scolaires qu'ils ont connus), la formation continue (ce qu'ils en pensent, les raisons qui font qu'ils n'y ont pas participé), leurs loisirs, leurs activités sociales, associatives, leurs apprentissages informels, liés à l'expérience, aux diverses activités qu'ils ont réalisées, ainsi que leurs sentiments d'appartenance à des communautés (régionale, nationale, européenne) et les autres éléments qui contribuent à leur identité.

Nous ne présenterons ici qu'une partie des résultats de cette première série d'entretiens en nous limitant à deux thèmes : celui du parcours scolaire et celui des apprentissages informels et expérientiels.

La première idée qui est assez largement partagée est peut-être pour une part induite par la situation d'entretien (question posée par des chercheurs ou des étudiants incarnant le monde éducatif dans ce qu'il a de plus légitime ; cf. Bourdieu, 1993, p. 1389). C'est l'idée de l'utilité, de la nécessité même de l'éducation et de la formation dans un monde qui change et en particulier face à un monde du travail de plus en plus exigeant en termes de compétences requises et de plus en plus rapidement évolutif. Pour comprendre ce monde et s'y adapter, les études sont perçues comme indispensables (Wacquant, 1993, p. 285).

  • Mais un contrepoint vient assez vite nuancer cette première pétition de principe, dès qu'on demande à ces personnes ce qu'ils pensent de l'école, des enseignants et des établissements scolaires qu'ils ont fréquentés. Deux reproches sont souvent formulés à l'égard du système éducatif et de ceux qui l'incarnent : d'une part le sentiment que les établissements scolaires et les enseignants sont trop éloignés du monde du travail, que l'enseignement dispensé est coupé de la réalité et prépare mal les élèves à faire face aux exigences qui sont celles des activités professionnelles d'aujourd'hui. Cette coupure perçue comme radicale entre l'école et le monde du travail est certes revendiquée par beaucoup d'enseignants au nom d'une certaine conception de leur mission et des valeurs de culture générale et de désintéressement. C'est un refus explicite d'assurer une fonction de préparation à l'emploi, de professionnaliser l'enseignement, car cela reviendrait, selon eux, à se soumettre à des exigences utilitaires et aux pressions économiques. Mais il est vécu par la plupart de ceux que nous avons interrogés comme une inadaptation, un disfonctionnement, du fait des conséquences qu'il entraîne lorsque les jeunes issus des établissements scolaires arrivent sur le marché du travail.

Le second reproche formulé à l'égard de l'école et des enseignants est l'impression souvent ressentie de rigidité, voire le caractère autoritaire et oppressif du système éducatif. Les enseignants sont décrits comme peu compréhensifs, incapables d'adapter leur enseignement à leurs élèves, ou à une partie d'entre eux, ayant un niveau ou un type d'exigences disproportionnées et finalement mettant ainsi beaucoup d'élèves en échec. L'ambivalence ou l'aspect paradoxal de la confrontation au système scolaire des milieux populaires se manifeste ici encore : la voie vers un avenir meilleur qui semblait s'ouvrir, à peine aperçue, se referme aussitôt, renforçant la culpabilité ou du moins le regret de n'avoir pas su saisir la chance offerte.

Concernant la formation continue, les discours tenus par ceux qui n'en ont pas profité ne sont pas très différents de ceux qu'ils tiennent sur l'école. Ils en reconnaissent l'utilité, mais évoquent les diverses raisons pour lesquelles ils sont restés en marge : manque de temps ou d'information, mais surtout impression que ce n'était pas fait pour eux, que cela ne leur était pas destiné, qu'ils ne sauraient pas, ne pourraient pas y réussir. Si l'école leur a appris quelque chose, c'est aussi et surtout qu'ils ne sont pas "doués pour les études". Elle a largement contribué, par l'intériorisation de l'échec, à construire une identité, une image de soi dévalorisée (au moins dans le champ éducatif). Elle poursuit et renforce les processus de catégorisation sociale liés à l'héritage culturel et aux effets de stigmatisation associés à l'origine ethnique, au quartier et à tous les facteurs classants.

Mais les réponses peut-être les plus intéressantes et les plus riches sont celles concernant les apprentissages informels et expérientiels. Toutes les personnes interviewées disent qu'elles ont appris des choses très diverses tout au long de leur expérience personnelle et professionnelle. Ces réponses, par leur richesse, ont surpris certains interviewers. Mais on pourrait s'interroger sur cette surprise : n'est-elle pas le signe d'une attitude sous-jacente qui consiste à sous-estimer les apprentissages informels, à ne considérer que la formation organisée formellement, à croire que ceux qui ne participent pas à ces actions de formation n'apprennent rien ou peu de choses. Ce que nous retenons de cette recherche, c'est aussi qu'il nous faut peut-être changer de perspective et adopter une conception élargie de l'apprentissage ou de la formation tout au long de la vie. Dans cette nouvelle perspective, on doit se demander : qu'est ce qu'on apprend et comment on apprend dans une société en mutation, dans laquelle les échanges, les moyens de communication et de traitement de l'information ont été considérablement développés et accélérés, dans une économie de plus en plus globale et concurrentielle, dans un environnement plus incertain et souvent vécu comme menacé (pollué) et menaçant (insécurité). Ce qui est certain, c'est que devoir se situer dans ce monde, s'y adapter, y vivre, y travailler, éventuellement y agir comme citoyen pour tenter de l'améliorer, au moins localement, pourraient constituer des moyens extraordinairement riches de formation, des occasions sans cesse renouvelées pour apprendre. Encore faut-il préciser pour qui et à quelles conditions ils le deviennent effectivement.
(....)

Références bibliographiques :

- AGUETTAZ P., HEBRARD P. et al. (2000), Stratégies d'amélioration de l'éducation des adultes dans des contextes régionaux, Rapport d'une recherche comparative financée par le programme Socrates - Education des adultes (Commission Européenne), éd. IRRSAE, Aoste.

- BOURDIEU P. (1993). L'ordre des choses, in La misère du monde, Ed. du Seuil.

- BOURDIEU P. et CHAMPAGNE P. (1993). Les exclus de l'intérieur, in La misère du monde, Ed. du Seuil.

- CEDEFOP (2002). Construire la société de la connaissance, Office des Publications Officielles des Communautés Européennes.

- Commission Européenne (1995). Enseigner et apprendre - Vers la société cognitive. Livre blanc sur l'éducation et la formation, Commission des Communautés Européennes.

- DUBAR C. (1985). La formation professionnelle continue, La Découverte.

- HEBRARD P. (2001), Améliorer la qualité et l'équité de la formation des adultes : une recherche comparative entre quatre régions d'Europe du Sud, communication au congrès international "Actualité de la Recherche en Education et Formation, organisé par l'AECSE, Lille, septembre 2001.

- HEBRARD P. (2002), P. Freire et sa pédagogie de la libération des adultes opprimés : ni utopie, ni idéologie, mais praxis et projet. Communication au colloque : "Utopies et pédagogies" organisé par le Musée J.-F. Oberlin à Waldersbach et le Laboratoire CIVIIC de l'Université de Rouen, Mai 2002.

- HEBRARD P. (Dir.) (2004), Formation et professionnalisation, L'Harmattan .

- OCDE (2000) Société du savoir et gestion des connaissances. OCDE.

- WACQUANT L.(1993) The Zone, in La misère du monde, Ed. du Seuil.



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