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Discours d’autorité ou parole d’autorisation,


les pouvoirs dans les mots du formateur


  • Contribution au symposium « l’autorité du formateur »
(COLLOQUE CERFEE-LIRDEF septembre 2006)

Ce texte aborde une série de questions en relation avec l'autorité et la parole des formateurs :les définitions du terme « autorité », les principaux domaines dans lesquels l’autorité du formateur est en jeu (l'exposé didactique, l'évaluation, la transmission de normes), les différentes postures qu'il peut adopter (que je nomme : conservatrice-culpabilisante et humaniste-autonomisante). Il réexamine au passage le thème des métiers impossibles.

Il commence par trois citations de Roland Barthes :

« le pouvoir (la libido dominandi) est là, tapie dans tout discours que l’on tient… »

« j’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité de celui qui le reçoit. »

« Car ce qui peut être oppressif dans un enseignement, ce n’est pas finalement le savoir ou la culture qu’il véhicule, ce sont les formes discursives à travers lesquelles on les propose. »

Roland Barthes (Leçon, Seuil, 1978)

Introduction terminologique et problématique

1. Dans les définitions du terme « autorité », on retrouve souvent l’opposition entre deux sens principaux. Dans un premier sens, l’autorité c’est le droit de commander, d’imposer l’obéissance et, ce qui va avec, de sanctionner le refus d’obéissance. Cette autorité de contrainte (Guérin, 2001) est le plus souvent liée au statut de celui qui l’exerce et à sa fonction dans une institution (magistrat, policier, enseignant, chef d’entreprise, cadre, supérieur hiérarchique dans l’armée, et le monde du travail, le secteur public aussi bien que le privé). Ce premier sens correspond à celui du mot latin « potestas », qui signifie d’abord « pouvoir ». Je considère donc que « pouvoir » (au sens de pouvoir sur quelqu’un - que je distinguerai du pouvoir de faire quelque chose) et autorité de contrainte sont des synonymes et qu’ils évoquent l’idée d’un rapport inégal qui est de l’ordre du rapport de forces, de la domination. Et j’ajouterai que s’il fonctionne, c’est aussi parce que ceux qui le subissent l’acceptent, voire le réclament, et qu’il lui arrive de vaciller lorsque leur résistance se transforme en révolte.

Le second sens du terme autorité correspond au mot latin « auctoritas » et désigne l’ascendant exercé par - ou le crédit attribué à une personne. Il s’agit d’une autorité morale ou intellectuelle. Celui qui en bénéficie (l’auctor) c’est celui qui fonde et établit, qui est la cause première, la source d’un texte, mais aussi le garant, par exemple d’un contrat (Rey 1992, Prairat 1999,). Cette auctoritas n’est pas fondée sur un statut ou une fonction juridiquement ou administrativement attribuée et définie, mais seulement sur la reconnaissance par la communauté de la qualité d’auctor. Elle n’est pas fondée sur une contrainte ou un pouvoir, sinon celui défini en terme d’ascendant personnel, qui consiste à « en imposer » et non à imposer (l’obéissance). Il n’est d’ailleurs pas exclu que certains de ceux qui sont en droit d’exercer la potestas se voient reconnue une auctoritas par ceux qui leur obéissent alors plus volontiers.


2. Reprenant une problématique explicitement barthesienne
(Barthes, 1978), je suis parti de l’idée que le langage que l’on tient, les mots que l’on prononce et/ou la façon dont on les énonce , notamment dans le cadre d’un discours (de) formateur , peuvent être porteurs d’une dose variable de pouvoir (potestas) et d’auctoritas. Considérant donc que les formateurs, par la nature de leur discours, exercent plus ou moins de pouvoir (autorité de contrainte) sur ceux qui le reçoivent, je voudrais plus particulièrement interroger quelques formes ou modalités de ce discours et me demander s’il est possible d’alléger quelque peu le poids de ce pouvoir, sans pour autant nier sa valeur d’autorité.

Je distinguerai notamment trois domaines dans lesquels l’autorité du formateur est clairement en jeu :
- le discours de type universitaire ou plus largement didactique qui énonce (transmet ?) un savoir,
- le discours évaluateur qui formule un jugement dans le cadre d’un contrôle des connaissances ou d’une épreuve d’examen,
- le discours normatif concernant la déontologie ou l’éthique professionnelle.

Dans chacun de ces domaines, dans quelle mesure peut-on dire que l’on a affaire à l’exercice d’un pouvoir (d’une domination), à une relation d’autorité « autorisante », à un rapport de transmission, relevant de ce que Pierre Legendre nomme une dogmatique (Legendre, 1999)?
N’y a-t-il pas différentes postures, différentes façons d’occuper la position du formateur, les unes ayant plutôt pour effet de renforcer, de durcir le pouvoir exercé par le formateur, du côté du « discours de pouvoir », les autres ayant plutôt pour effet de l’alléger, penchant du côté de ce qu’on pourrait nommer une « parole d’autorisation » ?



Petit retour sur les métiers impossibles

3. Je ferai ici un détour par la question des métiers impossibles : Freud a écrit quelque part, je crois, que trois activités (éduquer, gouverner, psychanalyser) sont des « métiers impossibles », que pourtant une foule de gens exercent tous les jours. J’ouvre ici une parenthèse : sont-ce d’ailleurs véritablement des métiers ? Il s’agit bien d’activités exercées à temps plein ou à temps partiel, qui procurent en général une rémunération (toujours pour la psychanalyse), mais aussi d’autres satisfactions ou gratifications morales ou symboliques (surtout pour ceux qui gouvernent…c’est plus problématique pour les éducateurs et les analystes). À une certaine époque (révolue) on parlait de vocation et je note que le mot allemand Beruf (métier, profession) signifie aussi vocation et qu’il vient du verbe rufen (appeler). Je propose d’ajouter le formateur à cette liste des métiers impossibles, à côté de l’éducateur dont il est le plus proche (on dit bien « éducation permanente »), du gouvernant et du psychanalyste.

Une dernière remarque sur ces métiers impossibles, avant d’en revenir au formateur : il me semble qu’ils ne le sont devenus qu’à partir de l’ère moderne, c’est à dire de la Révolution de 1789, en France (pour les deux premiers … le troisième n’avait pas encore été inventé). En effet ils sont depuis lors traversés par une contradiction majeure : tant qu’on éduquait les enfants pour qu’ils soient soumis à la religion, au dogme, à la tradition et se conforment à leur destin social, bref tant que l’éducation était conservatrice, il n’y avait rien de contradictoire ou de problématique. Mais, après les Lumières et la Révolution, l’éducation s’est voulue progressiste : elle a commencé à affirmer qu’il s’agissait d’éduquer de futurs citoyens, libres, guidés par leur seule raison, donc autonomes. Or éduquer à l’autonomie est une expression, si l’on y réfléchit, assez paradoxale.
De même pour le gouvernement : tant qu’un monarque, souverain de droit divin et héréditaire, gouvernait (autoritairement), pas de contradiction majeure. Mais lorsque l’on s’est essayé à gouverner démocratiquement, on a rencontré là aussi de redoutables paradoxes…

Je laisse de côté la psychanalyse ; ceux qui ont lu Freud et la connaissent mieux que moi savent quelles sont les contradictions qui ont conduit son fondateur à la qualifier d’impossible.


L’autorité du formateur : deux types de postures


4. Si j’en reviens au formateur, quel est le paradoxe qui me conduit à l’ajouter à la liste des métiers impossibles ? Je crois qu’on pourrait la résumer par la tension entre deux manières d’agir qui renvoient toutes deux au langage que tient le formateur. Je la formulerai en opposant discours d’autorité et parole d’autorisation. Je dirai dans un premier temps qu’il s’agit de deux tendances opposées dans la façon d’assumer une fonction de formateur, de deux postures typiques (au sens de types idéaux), de deux manières d’occuper la place, de jouer le rôle de formateur.

Je qualifierai la première de conservatrice-culpabilisante (j’aurai pu dire oppressive, ou dominatrice) et la seconde d’humaniste-autonomisante (j’aurai pu choisir les adjectifs : libératrice ou émancipatrice, mais j’éviterai ces mots qui ont beaucoup servi).

5. Il faut s’expliquer un peu plus sur le choix de ces termes. Pour développer tout d’abord l’opposition entre conservatrice et humaniste, je m’appuierai sur le livre de T. Todorov « Le jardin imparfait »(Grasset, 1998, réédité en livre de poche).

Selon cet auteur, ce qui caractérise l’homme moderne, dès la Renaissance, mais surtout à partir du siècle des Lumières, c’est l’idée d’autonomie, de libre choix, à la fois :
- dans sa vie personnelle (choisir son lieu et son mode de vie, ses relations, ses amitiés, ses amours, et ne pas accepter de se les voir imposer par d’autres ou par un destin social qui nous a fait naître ici, dans telle famille, dans tel groupe social),
- dans sa vie intellectuelle (refus de reconnaître comme vraie une idée ou une connaissance imposée par la tradition ou par une autorité extérieure, mais admettre pour vrai seulement ce que notre propre raison nous conduit à accepter,
- dans la vie politique (choisir démocratiquement le régime, les lois décidées par la majorité du peuple, conformes à la volonté collective).
Dans tous ces domaines, l’autonomie du sujet, le libre choix, s’oppose à l’autorité, à l’imposition par d’autres ou par la tradition d’un mode de vie, d’une morale, de connaissances, d’un régime politique. Suivant Todorov, on peut considérer que les Révolutions américaine et française sont fondées sur une déclaration d’autonomie, c’est à dire sur « le principe selon lequel aucune instance n’est supérieure à la volonté des hommes : volonté du peuple, volonté des individus. » (Todorov, 1998,p. 10).
Dans son livre, il distingue quatre grandes familles de pensée caractéristiques de la modernité : les conservateurs, les scientistes, les individualistes et les humanistes qui sont l’objet principal de son essai, sous-titré « la pensée humaniste en France ».

Ces familles, il les qualifie d’idéologiques, plutôt que philosophiques, en ce sens où « chacune d’entre elles est un agrégat d’idées politiques et morales, d’hypothèses anthropologiques et psychologiques, qui participent de la philosophie, mais ne s’y limitent pas. » (op. cit. p. 16).

6. L’humanisme, tel que Todorov le définit, est une famille de pensée qui accorde à l’être humain un statut et un rôle privilégiés : c’est un anthropocentrisme. Il le résume en trois formules : l’autonomie du je, la finalité du tu et l’universalité des ils.

L’humanisme est d’abord une conception de l’homme, une anthropologie. Celle-ci considère que l’être humain, l’individu, est à l’origine de ses actes, au moins de certains d’entre eux, qu’il n’est pas entièrement programmé ou déterminé, qu’il est (partiellement) libre et donc responsable. Autonomie du je. C’est en cela qu’il s’oppose au scientisme, qui est déterministe, dans ses différentes variantes, qu’elles soient biologiques, sociologiques ou psychologiques (il faudrait parler de biologismes, sociologismes, notamment un certain marxisme, de psychologismes, y compris certaines conceptions de la psychanalyse).

L’être humain, pour les humanistes, est non seulement l’origine, mais est aussi la finalité de nos actes. En effet, l’humanisme est aussi une morale : l’homme, et notamment autrui, notre semblable, est (devrait être) toujours considéré et traité comme une fin et jamais seulement un moyen, un objet. Finalité du tu. C’est en cela qu’il s’oppose à l’individualisme (égoïste).

L’humanisme c’est enfin une politique fondée sur la démocratie et l’égalité, la reconnaissance de l’égale dignité de tous les membres de l’espèce humaine et de l’égalité des droits de tous les humains. Universalité des ils. C’est notamment en cela qu’il s’oppose au conservatisme.

Mais Todorov ajoute qu’il ne s’agit pas de tomber dans une vision orgueilleuse, prônant l’omnipotence de l’homme (la liberté a des limites et l’homme est partiellement conditionné par des forces et des influences qui le dépassent et lui échappent, conditions biologiques, culturelles, pulsions, désirs inconscients) ; ni de tomber dans la naïveté. L’homme est certes sociable, il a besoin des autres, de leur regard, de leurs paroles, de leur reconnaissance, mais il n’est pas naturellement bon, ni parfait. Il est capable du pire, mais il peut devenir meilleur, plus autonome, plus conscient, par l’éducation, la connaissance, la réflexion. J’ajouterai aussi la résistance, la lutte contre ce qui le contraint (en lui comme autour de lui) et contre ceux qui l’oppriment.

L’humanisme est donc à la fois une conception de l’homme (unité de l’espèce humaine, sociabilité et autonomie des individus), une morale et une politique, fondées sur des valeurs (égalité, liberté, altruisme). Il s’oppose à la fois au scientisme, à l’individualisme et au conservatisme qui croit surtout aux valeurs de la religion, de la tradition et s’accommode des inégalités « naturelles ».

7. Je reviens au discours du formateur
et aux deux postures (conservatrice-culpabilisante et humaniste-autonomisante) qui se manifestent notamment dans le discours didactique, le discours évaluateur et le discours éthique ou déontologique.
Dans le domaine du discours didactique, dont le discours universitaire est sans doute l’archétype, une première posture consiste à parler au nom de la science, à se présenter comme porteur de la vérité universelle et définitive et à utiliser l’argument d’autorité .
« Je suis le formateur, non seulement je suis supposé savoir, mais je sais, et je vous dis que c’est comme ça et qu’il n’y a pas à discuter. Je m’adresse à vous qui ne savez pas. Vous ne pouvez que prendre ce que je dis pour argent comptant. Le savoir que je transmets est indiscutablement et définitivement vrai ; il me vient de mes maîtres et à travers eux de grands auteurs de la tradition ». Le formateur qui adopte ce type de posture exprime sa supériorité de savant par le style, le mode d’énonciation, le ton même de sa voix. Ceux qui l’écoutent ne peuvent que se sentir inférieurs. Ou bien il fait semblant de les considérer comme des pairs, supposés connaître quelque chose du sujet, mais il utilise des mots, des références dont il sait qu’elles sont ignorées par ceux à qui il s’adresse. De cette façon, ces derniers se sentent non seulement inférieurs, mais aussi coupables de leur ignorance.
On est bien alors dans le discours de pouvoir au sens défini par Barthes, dans la posture que j’ai appelée conservatrice-culpabilisante.

Mais on peut choisir un autre type de discours didactique, qui formule des propositions, des assertions, des hypothèses présentées comme discutables sur la base d’un échange d’arguments. Elles ont été produites à un moment donné de l’histoire des sciences et de la pensée et peuvent être provisoirement retenues en attendant d’être infirmées par des faits ou des arguments nouveaux. Celui qui tient ce discours ne s’identifie pas à la vérité ou à la science, mais se définit comme un chercheur parmi les autres, prenant position dans un débat, situé à un moment et dans un lieu donné, ou comme un enseignant diffusant des connaissances elles-mêmes situées, acceptables parce qu’admises par la communauté scientifique de l’époque, mais toujours provisoires.
Cette posture énonciative autorise l’interlocuteur à émettre une objection, un contre argument ou à citer un contre exemple. Même si l’enseignant est supposé savoir, l’élève n’est pas considéré comme ignorant, ni infériorisé, ni culpabilisé. Il est incité à réfléchir et à penser par lui-même, dans un visée d’autonomisation.

8. Les discours d’évaluation sont en général définis comme énonçant un jugement de valeur : c’est bien, moins bien ou mal ; c’est bon, passable ou mauvais. Ils produisent les sentiments de supériorité des « bons élèves », d’infériorité et de culpabilité des « mauvais », voire des « nuls » et, pour tous, la dépendance à l’égard du formateur ou de l’enseignant. Mais est-ce inévitable ? Tout discours d’évaluation est-il nécessairement l’expression d’un jugement de valeur ? Peut-on formuler des évaluations non culpabilisantes et autonomisantes ? Bref comment limiter cet effet souvent dévastateur de l’estime de soi et de la confiance en soi provenant des jugements et des énoncés évaluateurs ?

J’avancerai quelques éléments de réponse à ces questions formulées de façon quelque peu prescriptive, à lire d’abord comme des règles techniques, plus que comme des principes moralisateurs, même si la dimension éthique ne tardera pas à réapparaître :
Prendre soin de bien distinguer évaluation de la personne et évaluation de son travail, de ses résultats, des connaissances acquises, des savoir faire, des comportements qu’il manifeste. (Par principe éthique, toutes les personnes ont même valeur et doivent être également et inconditionnellement respectées comme telles, ce qui exclut tout énoncé portant un jugement de valeur, notamment négatif, sur une personne en formation).

Cette évaluation des résultats, des acquis, des performances doit être fondée sur des critères explicites et argumentés. Les erreurs ne sont pas des « fautes » entraînant une culpabilité, mais l’apprenant a un droit à l’erreur. Celle-ci doit être considérée comme l’indicateur d’un stade de l’apprentissage, d’un état des connaissances et l’évaluation formulée avoir une valeur (une fonction) formative. Autrement dit, relever une erreur et la corriger, ou inciter la personne en formation à le faire, ce n’est pas porter un jugement de valeur, mais exprimer un jugement de fait : votre réponse n’est pas conforme à la réponse attendue, votre action n’est pas conforme au référentiel, selon tel critère, tel indicateur.

L’évaluateur doit toujours reconnaître ce qui est acquis et pas seulement repérer et expliciter ce qui reste à acquérir. Cette fonction de reconnaissance est fondamentale. Elle donne confiance, permet de construire une image de soi positive et elle autorise à prendre le risque de la curiosité. Elle renforce le désir de savoir, l’investissement des objets de connaissance. Elle s’adresse à la personne, pas seulement à un collectif anonyme ou à un élève standard ; elle est une parole singulière et authentique du formateur ; une parole de reconnaissance et d’autorisation (Hébrard 2005).

9. Lorsque le formateur aborde le domaine de l’éthique professionnelle, de la déontologie et du respect des lois régissant l’exercice d’une profession, la problématique me semble être différente. En effet, le formateur est alors porteur de la loi et des règles, autant que des valeurs qui les fondent. Il me semble que, dans ce domaine, il a inévitablement à assumer le fait qu’il incarne cette figure d’autorité et qu’il assure cette fonction de transmission de la loi. Par exemple : l’interdit de passer à l’acte violent et/ou sexuel avec les personnes, jeunes ou adultes, dont il est l’éducateur ou le formateur ; l’illégitimité de toute forme de maltraitance et l’obligation de respect des personnes ; la responsabilité en matière de sécurité… Sur ces questions, le formateur ne doit-il pas nécessairement assumer un discours normatif et dire « vous devez, il faut, il est interdit de… » ?

Je crois toutefois qu’en s’appuyant sur les valeurs humanistes on peut tenir un discours formateur d’ordre déontologique (sur l’éthique professionnelle) qui ne soit pas présenté comme une morale universelle, définitive, indiscutable, reposant seulement sur la tradition ou sur quelque autorité supérieure, mais plutôt fondé sur des valeurs et des arguments explicites, présentés comme produits historiquement par la profession (Habermas 1992). Il faut aussi rappeler ici la distinction à faire entre l’énonciation d’une prescription ou d'une interdiction et un énoncé portant sur l’existence d’une norme. La parole prononcée dans le premier cas est performative (je vous interdis de…), c’est un acte de langage au sens fort du terme, qui met celui à qui il s’adresse devant l’alternative de la soumission ou de la révolte. Dans le second cas, on énonce qu’une norme existe et ce qu’elle prescrit ou interdit. Chacun peut prendre position par rapport à ce fait et au contenu de cette norme, en discuter éventuellement la pertinence. (Auroux 1998, Hébrard 2006).

10. Quelques remarques pour terminer

Ne pas oublier qu’il existe différentes sortes de lois, de normes, de règles :
Une première catégorie de Lois semble échapper à la discussion, être au-delà, ou plutôt en deçà des lois que l’on élabore et discute dans les assemblées. On pourrait considérer qu’elles sont fondées sur les « lois de la Nature » (de la biologie). Ce sont celles de la différence des sexes et de la différence des générations. (Derrida 1987). Il s’agit non seulement de celle que symbolise l’Œdipe (la mère est la femme du père, non celle du fils dont elle doit être séparée / dont il doit être séparé pour devenir un être humain parlant autonome), mais c’est aussi un ensemble de droits et de devoirs fondamentaux que certains articles de la Déclaration Universelle des Droits Humains tentent de formuler. Les grands interdits et les grandes obligations dont le non respect met en cause la survie de l’espèce et/ou le statut d’être humain, l’humanité au sens de ce qui différencie l’homme de l’animal. Ceux qui ne les respectent pas sont dits inhumains et considérés comme des monstres (Cf. les notions juridiques de traitement inhumain et dégradant ou de crime contre l’humanité). On n’échappe pas impunément à cette sorte de Loi et à l’obligation faite en particulier aux éducateurs à la fois de la respecter et de la transmettre et l’on sait ce qui peut se passer lorsque ceux qui sont chargés de la transmettre ne la respectent pas eux-mêmes : cela produit l’anomie et parfois la folie (Legendre 1996).

Concernant les autres catégories de lois, normes, règles et règlements, j’insisterai sur une différence entre la loi qui formule un interdit et la norme ou la règle qui prescrit un comportement. L’interdiction laisse, au-delà et à côté, un immense champ libre : tout ce qui n’est pas explicitement interdit est permis. Alors que la prescription oblige à faire la seule chose prescrite ; elle impose, elle est infiniment plus contraignante. De plus, si l’une et l’autre sont des repères, des limites, au-delà desquelles commence la transgression, la loi, du moins en démocratie est issue d’un débat public et elle est modifiable par une procédure de discussion, d’amendement. C’est l’état momentané d’un processus de législation. La règle, le règlement, la prescription sont le plus souvent produits de façon non transparente et non contradictoire par une autorité administrative. Ils ne sont ni contestables, ni amendables. Seule l’autorité qui les établit peut les modifier, à sa convenance et de façon discrétionnaire. La seule connaissance des règlements et de leurs procédures d’application qui est l’apanage du professionnel donne à celui-ci un pouvoir sur les simples citoyens, usagers assujettis, qui le plus souvent les ignorent.

Il faut donc bien distinguer la Loi, les lois et les injonctions et règlements administratifs, éventuellement propres à telle institution, telle organisation (par exemple tel organisme, institut de formation…).

Deux ou trois questions pour finir sur des ouvertures :


Lorsqu’on est dans le champ de la formation d’éducateurs ou de formateurs, comment joue le redoublement ou la mise en abîme (formateur de formateurs, éducateur d’éducateurs) ?
Il s’agit de champs de la pratique sociale qui, non seulement sont « normés » (régis par un ensemble de règles), autrement dit institués, mais qui ont doublement affaire avec la norme : d’abord comme toute pratique instituée, ensuite parce qu’ils ont pour fonction d’instituer la vie pour reprendre la formule de P. Legendre (1999), de poser et de transmettre les règles, les normes, la Loi.

Que faire lorsqu’une loi régissant l’activité de la profession est promulguée et que le professionnel (formateur, éducateur) juge cette loi contraire à son éthique (voir un exemple récent sur l’obligation de signaler au maire certains enfants dont le comportement est qualifié de « prédélinquant ») ?

Le formateur peut-il ou doit-il parfois se désolidariser, voire adopter une position critique par rapport à une loi ou un règlement, dans quels cas, jusqu’où, comment assumer alors les contradictions ou les tensions induites (métier impossible…) ?

Rérérences bibliographiques :
AUROUX S. (1998). Le langage, la raison et les normes, Paris : PUF
BARTHES R. (1978). Leçon, Paris : Seuil.
DERRIDA J. (1987). Différence sexuelle, différence ontologique et La main de Heidegger, in Heidegger et la question, Paris ; Flammarion.
GUÉRIN V. (2003). À quoi sert l’autorité ? Chronique Sociale.
HABERMAS J. ( 1992). De l’éthique de la discussion. Paris : Cerf.
HÉBRARD P. (2005) : Recognition and validation of prior learning as a strategy to open access to lifelong learning for all, communication au Colloque International « Effective education and learning for active citizenship », Ljubljana, Slovénie, Octobre 2005.
HÉBRARD P. (2006) : Quelle légitimité pour une connaissance critique dans une discipline nouvelle : les sciences de la formation ? Communication aux journées d’études « Autorité et légitimité du chercheur », EHESS, Février 2006.En ligne : Connaissance critique
LEGENDRE P. (1996). La fabrique de l’homme occidental, suivi de L’homme en meurtrier, Paris : Mille et une nuits.
LEGENDRE P. (1999). Sur la question dogmatique en Occident, Paris : Fayard.
PRAIRAT E. (1999). La sanction, Paris : L’Harmatttan.
REY A. (Dir.) (1992). Dictionnaire Historique de la Langue Française, Paris : Le Robert.
TODOROV T. (1998). Le jardin imparfait. La pensée humaniste en France, Paris : Grasset.



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