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De l'entreprise apprenante à l'organisation qualifiante Regard critique sur l'apprentissage organisationnel


  • (Exposé présenté à l'IRTS de Perpignan, le 20/11/2014)


L'objet de mon intervention est de vous présenter quelques travaux de recherche que l'on peut rattacher au courant de l'apprentissage organisationnel, autrement dit à l'idée d'organisation apprenante ou d'entreprise apprenante. Et d'examiner ce qu'on peut en retenir pour alimenter une réflexion sur la formation, en particulier la formation en alternance des travailleurs sociaux.

Pour commencer à expliciter cette expression "d'entreprise apprenante", je dirai tout d'abord, en introduction, qu'elle peut être comprise de deux façons : soit pour signifier qu'une entreprise, un établissement, est un lieu de formation, d'apprentissage au sens large de ce terme, c'est à dire une organisation qui permet à ses membres d'apprendre, d'acquérir des connaissances, de développer ses compétences, et pas seulement un lieu de travail, produisant des biens ou rendant des services à ses usagers. Cela revient donc à considérer qu'une entreprise, qu'un établissement peut être formateur de ses membres (ou même doit l'être, si l'on adopte une attitude volontariste ou normative à cet égard).

Cette idée n'a rien de très original ; elle est même inscrite dans le droit du travail en France, depuis la loi de juillet 1971 sur la formation professionnelle continue. Elle est au fondement des dispositifs de formation en alternance, comme ceux auxquels vous contribuez et qui justifient votre présence ici.

Mais, par l'expression "entreprise apprenante" ou "organisation apprenante" le courant de l'apprentissage organisationnel, exprime aussi et surtout l'idée qu'une entreprise elle-même peut apprendre, peut acquérir des connaissances, tirer des leçons de son expérience, mémoriser et traiter des informations, comme le fait un individu.

Je commencerai donc par présenter un peu plus en détails, dans une première partie, les conceptions que défend ce courant de l'apprentissage organisationnel et les caractéristiques de ce que les auteurs qui s'y réfèrent appellent une organisation apprenante. Je m'appuierai pour cela sur les travaux des deux auteurs qui sont à l'origine de ce courant : Chris Argyris et Donald Schön. Mais j'évoquerai aussi des apports de deux autres auteurs, deux japonais moins connus en France, bien qu'un de leurs ouvrages ait été traduit en français : Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi.

Puis, dans une seconde partie, je présenterai une autre notion, proposée par Philippe Zarifian, celle d'organisation qualifiante, ainsi que certains apports de la didactique professionnelle, avant d'essayer de voir avec vous en quoi ces notions et ces différents travaux concernant l'apprentissage, le développement des connaissances et des compétences dans les organisations pourraient contribuer à alimenter votre réflexion sur la formation des travailleurs sociaux et en particulier sur la fonction de sites qualifiant. Cela fera notamment, je pense l'objet de notre discussion.

Je commence donc par présenter ce qu'il me semble qu'on peut retenir des apports du courant de l'apprentissage organisationnel et de la notion d'organisation apprenante.

1. L'apprentissage organisationnel selon Argyris et Schön

Le courant de l'apprentissage organisationnel a été fondé dans les années 1970 par ces deux auteurs qui le situent dans le domaine des théories de l'action. Il faut entendre par là qu'ils ne se situent pas comme de purs théoriciens, mais qu'ils ont un souci d'application de leurs idées dans la pratique, au service de l'action efficace, dans les entreprises, les administrations, les établissements scolaires, universitaires, bref dans toutes sortes d'organisations. Un livre de Chris Argyris publié en 1993 et traduit en français en 1995, puis réédité en 2003, a pour titre "Savoir pour agir" (en anglais le titre original : Knowledge for action, et le sous- titre : "Surmonter les obstacles au changement organisationnel").

Dans cet ouvrage, Argyris propose une méthodologie pour faire le diagnostic du fonction-nement d'une organisation, repérer des difficultés, des dysfonctionnements, en particulier des obstacles à l'apprentissage et au changement, puis un dispositif d'intervention pour aider l'entreprise à transformer son fonctionnement pour être plus efficace.

Le modèle qu'il propose est fondé sur quelques notions clés :
La première, je l'ai mentionné, c'est celle de savoir d'action ou pour l'action, de savoir agir, qu'il définit comme "un savoir produit de manière que son emploi constitue un test valable de la théorie de l'action qui a servi à le produire" . Autrement dit, il s'agit d'une approche pragmatique : c'est l'efficacité dans l'action qui est le critère de validité du savoir.
Ce savoir prend la forme de propositions "si…alors…" - si vous agissez de telle ou telle façon dans telle situation, alors il arrivera probablement ceci ou cela. Ce savoir est stocké sous forme de règles, de procédures, de routines explicites ou implicites, intégrées dans la culture de l'organisation.

Comment ce savoir est construit ? Argyris répond que "Nous apprenons quand nous détectons une erreur et que nous la corrigeons, quand il y a un écart entre ce que nous attendons d'une action et le résultat de cette action… Nous apprenons aussi quand nous obtenons pour la première fois une concordance entre l'intention et le résultat." (op. cit.p. 17). En réalité nous apprenons sans cesse dans l'action, parce que la complexité, la singularité et la variabilité des situations et des problèmes rencontrés est telle que nos propositions "si…alors…" se montrent souvent insuffisantes pour comprendre et pour agir efficacement.

Pour que ces propositions puissent être mises en action et donner les résultats attendus, elles doivent remplir certaines conditions :

- elles doivent préciser des stratégies d'action, les manières d'agir, orientées vers des objectifs, souvent formalisées en procédures, correspondant à des types de situations et de problèmes, mais aussi les valeurs sous-jacentes qui doivent gouverner ces actions,

- elles doivent aussi être connues publiquement, être partagées

- et enfin elles doivent permettre d'élaborer des critères d'évaluation de l'efficacité de l'action.

Argyris oppose ensuite deux types de théories de l'action : d'une part, celles qui sont affirmées, professées publiquement, qui englobent les croyances et les valeurs partagées, et d'autre part, ce qu'il appelle les théories en usage, celles que les gens et les organisations mettent réellement en pratique, qui sont souvent différentes, voire opposées aux théories professées. Ce sont en particulier celles qui permettent d'éviter de se sentir mal à l'aise, en difficulté, de perdre la face devant des collègues ou des usagers. Les individus, les groupes, les organisations développent des stratégies pour esquiver et pour cacher les situations susceptibles de provoquer ces sentiments. Cela donne lieu à des routines défensives qui sont des obstacles à l'apprentissage. Si on cache le problème, la difficulté, l'erreur, on ne pourra pas les résoudre et en tirer les leçons. Ces routines défensives consistent à mettre en œuvre un raisonnement défensif, de type égocentrique, pour se protéger, défendre à tout prix ses positions, justifier son action et non un raisonnement constructif qui permet l'analyse et la remise en cause de ce qui a été fait et donc favorise l'apprentissage.

La dernière notion qu'il faut retenir de cette approche du fonctionnement des organisations, c'est la distinction entre apprentissage restreint ou en simple boucle, et apprentissage en double boucle. Le premier consiste à tirer des leçons à court terme des résultats de son action et à adapter sa stratégie sans remettre en question les valeurs directrices, la culture de l'organisation. Le second (l'apprentissage en double boucle) consiste, ayant constaté que la simple boucle ne permettait pas de gagner en efficacité, à mener l'analyse et la remise en cause jusqu'à rediscuter le programme directeur, le cadre de référence, le système de règles et de valeurs, bref, ce qui était considéré jusque là comme allant de soi dans la culture de l'organisation.

A partir des travaux menés par ce courant, qui sont surtout des recherches de terrain, ou recherche-actions, conduisant à une théorie de l'action qui se définissait elle-même comme normative, de nombreux ouvrages de management souvent très prescriptifs ont été publiés, valorisant un modèle d'entreprise apprenante et fournissant une série de recettes pour transformer une entreprise traditionnelle en entreprise apprenante. (Un peu sur le mode "il faut…, y a qu'à…"). Cette dimension volontariste et normative, déjà présente chez Argyris et Schön, est sans doute une des limites de cette approche. Changer la culture d'une organisation et remettre en question les valeurs qui orientent son activité ne va pas de soi. Est-ce toujours souhaitable d'ailleurs ? Le pragmatisme et la recherche d'efficacité qui caractérise ce courant comporte des risques et des dérives possibles lorsqu'on prétend l'appliquer à des domaines comme les vôtres, ceux du travail social et du service aux personnes. Nous pourrons en discuter.

J'aborde maintenant les apports d'un autre duo d'auteurs, après Argyris et Schön :

2. L'entreprise créatrice de connaissances selon Nonaka et Takeuchi.

En 1995, deux auteurs japonais, publient un ouvrage qui porte ce titre. En anglais : The Knowledge-creating Company, traduit en français en 1997, avec un titre un peu différent : "La connaissance créatrice", avec pour sous-titre : "La dynamique de l'entreprise apprenante".
Ils se situent donc dans le courant de l'apprentissage organisationnel, mais sont assez critiques à l'égard d'Argyris à qui ils reprochent une approche trop cartésienne, voire mécaniste des organisations et de leur transformation. Dans la première partie de leur ouvrage, des développement très ambitieux passent en revue un ensemble de théories de la connaissance, de Platon et Aristote, en passant par Descartes, jusqu'à Kant, Hegel et Marx, avant de leur opposer ce qu'ils appellent la tradition intellectuelle japonaise (très largement issue, d'ailleurs, de la pensée chinoise traditionnelle). Puis ils présentent une synthèse des courants modernes du management et en particulier du management des connaissances ou des savoirs, avant de proposer leur propre théorie qu'ils nomment "théorie de la création de connaissances organisationnelles". Cette théorie part de distinctions entre différents types de connaissances : d'une part entre les connaissances propres à un individu et celles qui sont partagées au sein de l'organisation, ou si l'on veut entre compétences individuelles et compétences collectives ; d'autre part la distinction entre les connaissances explicites et les connaissances tacites ou implicites. C'est le passage d'un type de connaissances à un autre et leur combinaison, qui explique, selon ces auteurs, le cercle vertueux de la création de connaissances. Et cette capacité à créer des connaissances est la source d'un avantage compétitif qui caractériserait notamment les entreprises japonaises.

Comment fonctionne ce cercle de la création des connaissances ? Au départ, un individu possède un savoir faire tacite, par exemple un tour de main, une manière de faire qui le rend plus efficace que d'autres. Il va le transmettre à un ou plusieurs autres employés, par un processus de socialisation, comme dans l'apprentissage traditionnel, en leur montrant comment faire, par l'observation, l'imitation, la pratique. Il s'agit de la transmission de savoir faire qui restent tacites, incorporés, non explicités, ni codifiés. Pour ces raisons, l'entreprise ne peut pas en faire une utilisation systématique.

L'étape suivante consistera donc précisément à expliciter ce savoir faire de façon à pouvoir le codifier, par exemple en faire une procédure qui pourra être diffusée dans d'autres établissements de la même entreprise. Il devient ainsi un savoir explicite qui pourra être combiné à d'autres savoirs explicites. Ces ensembles de savoir combinés pourront enfin être intégrés, intériorisés au point de redevenir tacites, au moins pour certains individus, de devenir un aspect de leur expertise qu'ils n'ont même plus conscience de mettre en œuvre. Et la spirale de la création de connaissances peut continuer à tourner par ces processus de socialisation, explicitation, combinaison et intégration.

La suite de l'ouvrage présente des exemples de mise en pratique de ce modèle dans différents types d'entreprises, essentiellement des entreprises industrielles. Mais je pense que ces notions de connaissances tacites et explicites et ces processus peuvent éclairer d'autres types d'activités dans lesquelles il s'agit bien de construire et de transmettre des connaissances, en particulier aux futurs professionnels qui sont accueillis dans des lieux de stage. Le cercle avec ses quatre étapes de socialisation, explicitation, combinaison et intégration n'est-il pas également à l'œuvre à l'échelle d'un individu tout au long de sa formation ? C'est une question dont nous pourrons discuter.

J'aborde maintenant un autre courant de travaux qui a mis en avant non plus la notion d'organisation apprenante, mais celle d'organisation qualifiante. Il s'agit notamment d'une notion développée par Philippe Zarifian.

3. La notion d'organisation qualifiante.

En quoi cette notion se distingue de celles développées par le courant de l'apprentissage organisationnel ? Elle s'appuie sur une analyse des situations de travail et des conditions de travail dans les entreprises. Et elle consiste à se demander à quelles conditions les situations de travail peuvent être formatrices pour les travailleurs, et pour cela de prendre "la notion d'organisation qualifiante au pied de la lettre, c'est à dire comme une organisation qui favorise les apprentissages, le développement des compétences".

Cette approche est fondée sur une analyse des tendances qui caractérisent aujourd'hui l'organisation du travail : avec le développement de l'usage des nouvelles technologies, de la flexibilité, des démarches qualité, le travail devient à la fois plus complexe, plus exigeant en terme de compétences et il risque fort de devenir plus sélectif et plus prescriptif, c'est à dire régi par des objectifs, des normes et des procédures laissant peu de place à l'autonomie des salariés. Alors même qu'ils sont soumis à des injonctions paradoxales qui leur demandent de faire preuve d'initiatives et de responsabilité. C'est en particulier ce que l'on constate en relation avec le modèle de la compétence, ou la logique compétences, pour parler comme Zarifian.

Dans ce contexte, les situations de travail ne sont pas formatrices ou qualifiantes par elles-mêmes, mais elles peuvent le devenir à condition de respecter quelques principes :

- passer d'une approche en termes d'opérations, avec le découpage et la division des tâches de type taylorien, à un "traitement événementiel de l'activité industrielle", c'est à dire reconnaître le caractère variable et complexe des situations et des problèmes à résoudre et la nécessité pour ceux qui travaillent de faire des choix, de prendre des décisions, de donner du sens à leur activité, de la situer dans un contexte global qui lui donne sens et permet d'en juger la pertinence.

- réorganiser l'activité sur une base communicationnelle : je cite Zarifian, dans un article de la revue Éducation Permanente "Si l'apprentissage ressortit toujours à l'individu, ses conditions sont intersubjectives, c'est à dire qu'elles dépendent de la qualité de la communication qui peut s'établir entre personnes ayant des savoirs, des expériences, des points de vue différents, mais complémentaires." La qualité de la communication entre les différents acteurs, les différentes professions, de façon à définir des objectifs communs, à élaborer un langage partagé est un aspect déterminant, une condition indispensable pour qu'une organisation soit qualifiante, autrement dit qu'une entreprise soit formatrice.

- permettre aux membres de l'organisation de réélaborer les objectifs de leur activité, "ce qui concerne le système décisionnel de l'entreprise, donc l'organisation du pouvoir". En effet un pouvoir très centralisé et très directif définissant de façon extrêmement détaillée, non seulement les objectifs, mais les méthodes, les modes opératoires les procédures à appliquer va à l'encontre de cette possibilité de réélaborer le contenu de sa propre activité et ainsi de développer son autonomie et ses compétences.

- dernier principe : permettre aux membres de l'organisation de se projeter dans l'avenir, c'est à dire d'exercer "leur faculté à élaborer et à mener à bien un projet professionnel". Cela suppose de pouvoir concilier ses motivations personnelles avec le projet collectif de l'équipe ou de l'établissement. Ce qui est possible si ce projet est relativement ouvert, à la fois au sens où il s'invente et se précise au fur et à mesure du déroulement de l'action et au sens où il fait place à une diversité de motivations, d'expériences et de compétences.

Ce sont ces deux derniers principes qui distinguent le plus nettement l'approche en terme d'organisation qualifiante de celle que nous avons examinée précédemment (le courant de l'apprentissage organisationnel). En effet ils touchent au pouvoir décisionnel, aux modalités de direction et de prise de décision et à la nature des projets orientant l'activité globale de l'établissement.

Dans son ouvrage publié en 1993, Zarifian formalise ce qu'il appelle "l'émergence de la firme coopératrice", dans laquelle s'intègrent la logique de la compétence, celle du dialogue, de la communication et celle du projet, à l'opposé des principes de la division hiérarchique du travail (entre tâches, fonctions, niveaux de responsabilité), encore influencé par le taylorisme ou du moins par une vision traditionnelle, rigide, routinière de la direction et du fonctionnement des organisations.
Il faut rappeler que cette conception de ce qu'est une organisation qualifiante, des conditions à remplir ou des principes à respecter pour que l'organisation du travail permette réellement de développer ses compétences et de se qualifier a été élaborée principalement à partir de travaux conduits dans l'industrie. Cela signifie-t-il qu'il n'est pas possible d'en tirer des leçons valables dans d'autres secteurs d'activité, en particulier dans le vôtre, celui du travail social ? C'est une question dont nous pourrons discuter.

Pour ma part, je pense que des rapprochements peuvent être effectués avec d'autres travaux concernant la formation professionnelle, en particulier une formation qui s'effectue pour une large part sur les lieux de pratique à l'occasion de stages ou de périodes de travail dans le cadre de la formation en alternance.
Il me faut mentionner ici un ensemble de travaux qui se reconnaissent dans l'appellation de didactique professionnelle. Ils apportent un autre regard sur l'apprentissage dans les organisations, qui peut éclairer certains des processus en jeu dans les formations en alternance.

4. La didactique professionnelle

Parmi les apports de ce courant, la première idée à retenir c'est que toute activité en situation de travail, toute action sur des objets matériels ou symboliques, toute interaction avec autrui, produit des effets sur ces objets, cette situation ou sur autrui, du moins sur notre relation à l'autre et sur la suite de nos interactions. Mais toute activité produit aussi une transformation du sujet qui agit. La didactique professionnelle formule cela en disant que toute activité est à la fois productive : elle a un effet de transformation des objets, des situations ou des relations sur lesquels porte l'activité, mais elle est aussi constructive, au sens du constructivisme piagétien : le sujet apprend, construit des connaissances qui sont mémorisées et vont guider son action dans des situations semblables.

La didactique professionnelle s'est justement intéressée à ce qu'on apprend par la pratique, dans l'activité, à cette dimension constructive de l'activité de travail.
Ce qu'on apprend par la pratique, par l'expérience, on considère en général que ce sont des savoir faire, des savoirs d'action, que l'on oppose aux savoirs "théoriques" que l'on apprend à l'école ou dans les instituts de formation, qui sont constitués d'énoncés explicites, formalisés, organisés en disciplines, et reconnus comme vrais ou valides par la communauté scientifique. On considère aussi souvent qu'une pratique professionnelle efficace résulterait de la simple application de savoirs que l'on aurait d'abord acquis avant de les appliquer dans les situations de travail. Cette idée qu'il suffirait d'apprendre des théories pour savoir les appliquer dans la pratique est simpliste et largement trompeuse. Ce n'est pas ainsi que fonctionne le plus souvent la relation entre connaissance ou compréhension et action ; Piaget l'a depuis longtemps démontré. Et cela a souvent été constaté, en particulier dans le domaine des sciences humaines : il ne suffit pas de connaître les théories de la psychologie ou de la pédagogie pour être un bon enseignant ou un bon éducateur. (Mais cela ne veut pas dire qu'on pourrait s'en dispenser). En effet, c'est pour une large part dans l'action et la réflexion sur l'action qu'on apprend et qu'on développe des compétences.

Mais d'autre part, la pratique professionnelle efficace, l'expertise du praticien expérimenté ne reposent pas non plus sur une sorte de compétence purement intuitive, incorporée et inanalysable. Du moins peut-on travailler à analyser cette connaissance implicite, intégrée à l'action, qui la guide et l'oriente sans que le praticien en ait toujours clairement conscience. C'est notamment ce que font les spécialistes de l'analyse de l'activité, par des méthodes d'entretien d'explicitation ou d'enregistrement de séquences en situation de travail, suivies d'auto-confrontations : la personne qui a été filmée dans son activité de travail visionne l'enregistrement en présence d'un chercheur et commente ce qu'elle se voit faire en explicitant, dans le dialogue avec le chercheur, ce qui a guidé son action.

Ce qu'ont montré ces travaux, c'est qu'il y a bien différents registres, différentes formes de connaissances qui orientent la perception et l'action :

- une forme discursive (ou déclarative) constituée d'énoncés, qui correspond au registre épistémique de la connaissance,

- et une forme opératoire (ou procédurale) constituant un registre pragmatique de connaissance, qui peut comprendre une composante gestuelle, ou perceptivo-gestuelle, mais aussi des opérations et des procédures mentales qui organisent l'action,

- il y a aussi une composante socio-affective, faite d'attitudes, de capacités relationnelles.
Tout cela est maintenant bien connu, ce qui l'est peut-être moins c'est que les connaissances relevant du registre épistémique ne se construisent pas seulement par un enseignement théorique. A travers notre pratique et les échanges avec autrui, nous construisons aussi des représentations, des notions, des catégories de pensée, des modèles qui sont plus ou moins conformes aux savoirs établis, validés et enseignés. Toute activité concrète est en effet sous tendue par des représentations, des concepts ou du moins une activité de conceptualisation plus ou moins explicite, mais explicitable.

C'est elle qui nous aide à reconnaître à quel type de situation, d'objet ou de problème nous avons affaire, et donc quelles ressources, quels schèmes nous devons mobiliser pour agir. Un schème étant précisément ce qui organise notre perception et notre action pour une classe de situations ou de problèmes.

Une dernière distinction à rappeler ici est celle qui différencie le travail prescrit et le travail réel.
Le travail prescrit (la tâche) c'est ce que l'on doit faire et la manière dont on doit le faire, selon les textes, les consignes, les procédures officielles, en fonction du poste que l'on occupe et les directives qui nous sont données. Le travail réel, qui diffère toujours plus ou moins du précédent, c'est ce que l'on fait, comme on le peut, en fonction des contraintes (internes ou externes) que nous subissons, des moyens que nous avons, de notre compréhension de ce qui nous est prescrit, etc. C'est aussi ce que nous avons fait alors que nous ne souhaitions pas le faire et ce que nous aurions voulu faire mais n'avons pas pu faire (le travail empêché). C'est enfin un ensemble d'idées, de représentations, de sentiments, de sensations que nous avons dans la tête et dans le reste du corps. Bref tout ce qui fait la réalité concrète et vécue de notre activité.

Pourquoi souligner cette distinction entre travail prescrit et travail réel ? Eh bien parce que très souvent les programmes de formation, les référentiels d'activités et de compétences sont conçus sur la base d'une connaissance du travail prescrit, mais laissent échapper une part au moins de ce qui constitue le travail réel. D'où l'importance de ce qui se passe au quotidien sur les terrains de stage et surtout des échanges, du dialogue, parfois des débats voire des conflits qui peuvent avoir lieu à l'occasion de ces périodes de stage. Leur rôle dans la construction des compétences effectives des futurs professionnels ne saurait être sous estimé.

Pour terminer, quelques remarques et questions sur la formation en alternance qui permettront aussi d'ouvrir la discussion à partir de ce qu'on peut retenir des travaux que j'ai (un peu trop rapidement) évoqués.

Dans la réflexion sur l'alternance, on part souvent de l’idée selon laquelle l’alternance est productrice de tensions, notamment entre :
- lieu de travail (stages) / institut de formation
- temps, rythmes de travail / temps, rythmes de formation
- produire (travailler, rendre un service) / se construire (apprendre, se former)
- statut de stagiaire (professionnel en formation) / étudiant (élève)
- savoirs d’action / savoirs théoriques

La formation en alternance se caractériserait par cette tension entre une formation à dominante pratique sur le terrain et une formation « théorique », de type scolaire, en institut. Cette représentation est bien évidemment réductrice, même si elle reste très présente dans les discours sur l’alternance. Comment faire pour essayer de dépasser cette dichotomie. C'est ce propose Guy Jobert dans son éditorial pour le numéro 193 de la revue Éducation Permanente, (décembre 2012), dont le titre est « Du discours à l’épreuve ». Il revient sur cette opposition : d’un côté le discours, les discours, les théories, de l’autre l’épreuve du réel, du travail, de la pratique. Mais il ajoute aussitôt que ce débat entre théorie et pratique est dépassé, comme doit être dépassé celui entre savoir et comprendre.

Cette question est reliée à d'autres questions souvent posées à propos des formations professionnelles en alternance : quelles sont les connaissances qui sont réellement utiles pour agir, comment les définir ? Quelles sont les connaissances et les compétences qui sont réellement acquises par la pratique, en stage ? Quels contenus doivent être enseignés – et à quel niveau d'approfondissement (combien d'heures consacrer à chaque thème, à chaque discipline) ? Qui est en mesure de le décider, sur quelles bases ?

Les prescripteurs, les employeurs seront tentés de le faire sur la base du travail prescrit, comme le fait souvent l'approche par les compétences. Dans ce cas, cela aboutit à décrire une série de fonctions, de tâches et d'opérations, privilégiant une approche technique (techniciste ?) du travail, au détriment de la prise en compte d'aspects essentiels du travail réel. C'est la principale critique que l'on peut faire de certains outils (référentiels, portfolio) utilisés depuis la fin des années 2000 dans la formation des infirmières et d'autres professions de la santé.

A l'opposé, on peut partir du travail réel, des situations rencontrées sur le terrain et en conduire l'analyse, sur la base d'une approche clinique, et en s'appuyant sur des concepts, des modèles théoriques pertinents pour éclairer les problèmes rencontrés.

Cela conduit à opposer (et relier) non pas deux, mais quatre logiques en tension, ce que résume le schéma et le tableau ci-dessous, extraits du texte de ma conférence du 11 février 2013, à l'IRTS de Montpellier, sur le thème "L’accompagnement dans les formations professionnelles en alternance : quelques questions et réflexions « pédagogiques » sur l’activité des tuteurs, leurs outils et leurs méthodes.

En espérant que cela alimentera la poursuite de votre réflexion.


Références bibliographiques :
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