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Jacques Rancière


Dissensus / politique



Extraits de :
Jacques Rancière (2000). Les mots du dissensus, entretien avec Davide Panagia, in Et tant pis pour les gens fatigués . Entretiens, Paris : Amsterdam (2009) (p. 172-190) ; initialement paru en anglais dans la revue Diacritics, vol. 30, N° 2, été 2000.

(Après avoir évoqué le linguistic turn et ses différents moments (ou étapes), de Lévi-Strauss à Derrida, puis la critique de l’écriture chez Platon et l’homme comme animal politique, Jacques Rancière définit le sujet politique)

Un sujet politique est une capacité énonciative et démonstrative qui reconfigure le rapport du visible et du dicible, le rapport entre les mots et les corps, ce que j’appelle le partage du sensible. (175)

Il s’est donc agi pour moi de mettre en œuvre ce que j’ai appelé une poétique du savoir (…) La « poétique » ainsi entendue se distingue de la pensée « critique » par sa mise en valeur de l’effectivité des actes de parole. Affirmer la nature poétique de la politique, c’est affirmer quelle est d’abord une activité de reconfiguration des données sensibles. (175)

(Il explique ensuite en quoi son approche s’oppose à celle d’Habermas)
Le schéma habermassien suppose qu’il y ait, dans la logique même de l’échange argumentatif une contrainte pragmatique qui oblige les partenaires, s’ils veulent être conséquents avec eux-mêmes, à entrer dans une logique d’intercompréhension. Cela suppose que les partenaires et les objets de la discussion soient déjà constitués. Or pour moi il y a interlocution politique dans la mesure où il n’y a pas accord sur le statut même des partenaires et des objets à identifier. C’est cela que j’appelle mésentente. (176)

Le principe de l’interlocution politique est la mésentente, le désaccord sur les données mêmes de la situation et les sujets aptes à les désigner. Il faut donc inventer la scène sur la quelle son objet est visible, sur laquelle on est soi-même visible, etc. C’est en ce sens qu’il y a une poétique de la politique. Pour en rendre compte il faut une « poétique du savoir ». Cela veut dire une opération sur les objets du savoir et sur les modes du savoir qui les ramène à égalité de la langue commune et de l’invention dans cette langue des formes d’argumentation et de manifestation. (176)

De même que la poétique de la politique récuse le partage entre locuteurs autorisés et non autorisés, la poétique du savoir récuse la spécificité des partages entre les disciplines et discours du savoir. (177)

Le « social » (…) est en fait constitué d’une série d’actes discursifs et de reconfigurations d’un monde perceptif. (178)

Les années 80 (…) un pur et simple retour à l’ordre (…) l’alliance entre des gouvernants et des « philosophes politiques » (…) Le retour à la « philosophie politique », dans la prose des Ferry, Renaut et autres (…) a simplement identifié le politique avec l’étatique. (180)

Penser pour moi est toujours repenser. C’est déplacer un objet du lieu où il se trouve ordinairement à voir, où il se prête aux discours attendus (…) C’est le soumettre à une variation spécifique : un changement de registre discursif, d’univers de référence, de coordonnées temporelles. (182)

(D’où l’idée d’) organiser une certaine anachronie ou intempestivité. (184)
Le consensus désigne la configuration d’un champ de perception commune, une forme de ce que j’appelle le partage du sensible, avant de définir une prédisposition pour la délibération. Le consensus signifie la partage d’une expérience commune non litigieuse (…) Le discours du consensus en politique affirme que l’action politique est circonscrite par une série d’équilibres économiques, financiers, démographiques et géostratégiques à grande échelle. Dans ce cadre, la politique – conçue comme action des gouvernements – consiste à s’adapter aux contraintes de ces grands équilibres, tout en arbitrant parmi les possibilités résiduelles et marginales qu’elles laissent ouvertes. (186)

Or cette affirmation de « données objectives » traitées par les experts du pouvoir est précisément la négation de la politique. Elle caractérise ce que j’ai proposé d’appeler la « police ». La police telle que je l’entends n’est pas l’instrument de la répression, ni le « contrôle de la vie » théorisé par Foucault. L’essence de la police est le principe de saturation : c’est une forme de partage du sensible qui ne connaît ni manque ni supplément. Dans la conception policière, une société est un tout constitué de groupes remplissant des fonctions spécifiques et occupant des places déterminées. (187)

La politique est ce qui perturbe cet ordre en introduisant un supplément ou un manque. L’essence de la politique est le dissensus ; mais le dissensus n’est pas le conflit entre des intérêts ou des opinions. C’est une rupture dans le sensible : la politique existe pour autant qu’il y a dissensus sur les données d’une situation particulière, sur ce qu’on voit et sur ce qu’on peut en dire, sur la question de savoir qui est qualifié pour voir et pour dire le donné. (187)


Et aussi : J. Rancière : un entretien paru dans le Monde
(2/07/2010)

Dans le recueil intitulé Et tant pis pour les gens fatigués (Ed. Amsterdam), vous expliquez que votre effort intellectuel consiste à rendre possibles "d’autres cartes de ce qui est pensable, perceptible et, en conséquence, faisable". Quel est l’enjeu politique d’une telle cartographie ?

Précisons d’abord que cette cartographie ne s’identifie pas avec ce qu’on appelle état des lieux. Elle remet bien plutôt en question les règles mêmes qui permettent de tracer des cartes et d’identifier des lieux. C’est en effet à ce niveau que la domination s’exerce et rend son ordre identique à l’ordre même des choses que l’on perçoit, en traçant la carte de ce qu’il y a, en délimitant des territoires où les choses adviennent - par exemple l’économique, le politique ou le social -, en déterminant ceux qui y ont compétence, etc. Son principe ultime est de tracer la ligne de partage entre le possible et l’impossible, c’est-à-dire entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas. Il y a eu jadis la division de la société en castes. A l’âge moderne, la chose se transforme en un principe de séparation des territoires, des disciplines et des compétences qui met en correspondance l’ordre du pouvoir avec celui du savoir. Ou bien cet ordre est identifié à l’ordre du temps. Le gouvernement se déclare seul détenteur de la vision de l’avenir, le stratège révolutionnaire de la science du moment où agir.
La politique advient quand les "incompétents" s’avisent qu’eux aussi savent penser à l’avenir et peuvent décider du moment. La cartographie dont je parle marque les modifications que ces interventions opèrent dans le tissu commun. Il n’y a pas la théorie et l’action. Un mouvement dit "ponctuel" modifie la carte du pensable. Un travail de pensée, un espace de discussion modifient le donné. La pensée de l’émancipation est solidaire de cette idée d’une rationalité sans frontières ni hiérarchies.
Propos recueillis par Jean Birnbaum

© Jacques Rancière _ 28 octobre 2010


Voir aussi : *politique



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