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La question du travail et de la professionnalisation à l'université



Penser la place de la formation professionnelle à l’université
à la lumière de l’épistémologie et de la sociologie réflexive

Extrait du livre : Professionnalisation et formation des adultes : une perspective universitaire France-Québec, C. Solar et
  • P. Hébrard (Dir.), Paris : L’Harmattan, 2008.

La première partie de ce texte porte la question de la professionnalisation à l'université, la seconde ( § 4 et 5) revient sur la question du travail et sur le travail des formateurs. (Voir aussi formateurs et, dans la rubrique concepts : praxis)

Penser les changements en cours dans les universités, en particulier ceux qui sont liés au développement d’activités de formation continue et de filières de formation professionnelle, passe par une connaissance historique et sociologique qui permette de les resituer dans leur contexte et d’en saisir les enjeux. Mais cette réflexion se heurte à deux types de difficultés en quelque sorte symétriques. D’une part certains de ceux qui s’y attèlent sont personnellement concernés, impliqués dans les processus en question en tant qu’universitaires et, souvent, intervenants dans des filières comme les masters professionnels ou des activités de formation continue. Cette implication, si elle permet d’avoir une connaissance directe des pratiques en cause, peut aussi constituer un obstacle à une réflexion plus distanciée et critique, et entraîner la tentation de justifier purement et simplement ces pratiques au lieu d’en conduire une véritable analyse. Résister à cette tendance à l’autojustification suppose de faire un effort particulier d’auto-réflexion (Habermas 1968, 1999) ou de réflexivité (Bourdieu 1992, 2001).

D’autre part, à l’opposé, la réflexion concernant la formation professionnelle des adultes à l’université se heurte à un ensemble de positions d’ordre politique ou idéologique de la part de ceux qui récusent toute idée de « professionnalisation » dans l’enseignement supérieur, au nom d’une fonction traditionnelle, purement culturelle et désintéressée, de l’institution universitaire. Ils avancent des arguments et justifications dans des discours souvent d’ordre polémique qui me semblent à interroger d’un point de vue à la fois sociologique et épistémologique.

Je m’efforcerai, dans cette contribution, de repérer et de clarifier, afin de les dépasser, quelques-unes des difficultés auxquelles se heurte cette réflexion et pour cela de les analyser en focalisant mon attention sur deux obstacles principaux. Le premier concerne l’idée même de formation professionnelle et la question de savoir si l’université peut (ou doit) jouer un rôle dans ce domaine. Parmi les positions souvent tranchées qui s’opposent à ce propos, certaines me semblent entachées d’un principe systématique d’erreur lié à une conception de la connaissance scientifique erronée (ou dépassée), qui peut être mise en relation avec ce que Bourdieu (1997) a nommé « la disposition scolastique ». Le second obstacle que j’aborderai est lié à la question de la connaissance du travail, des pratiques professionnelles. En effet, si beaucoup sont prêts à admettre que concevoir et mettre en œuvre un dispositif de formation professionnelle suppose une connaissance précise des fonctions, tâches et activités qui sont assurées par ceux qui exercent la profession en question, d’autres considèrent qu’il faut, en amont, mener un travail critique et interroger les notions de travail, de production, de profession et un ensemble des présupposés qui leur sont liés. Certains vont jusqu’à considérer que ces notions sont caduques, qu’elles ne peuvent plus rendre compte des activités qui caractérisent l’économie et la société contemporaines. Mais là aussi, il ne faut peut-être pas jeter le bébé (l’analyse du procès de travail) avec l’eau du bain (une conception réductrice ou mécaniste des relations entre formation et production).

Mon analyse me conduit à faire l’hypothèse que, parmi les difficultés et les résistances qui se combinent, il est nécessaire, afin de clarifier la question, de distinguer les problèmes d’ordre conceptuel ou épistémologique, les problèmes d’ordre technique ou méthodologique et les problèmes d’ordre social (politique et/ou idéologique). En effet, la plupart des malentendus et des faux problèmes auxquels on est confronté dans ces débats me semblent provenir d’une interférence non contrôlée entre ces différents ordres de questions qu’il convient d’abord de séparer avant de tenter d’en repérer les articulations.

Pour cela, j’aborderai tout d’abord le problème sous l’angle de l’épistémologie au sens large, c’est-à-dire d’une analyse philosophique et critique de la production des connaissances. Et, plutôt que d’évoquer l’idée d’une « nouvelle épistémologie » ou d’une « épistémologie innovante qui permettrait d’allier savoirs universitaires et pratiques professionnelles », comme nous y invitait le texte définissant la problématique générale des Rencontres du REF 2005, je me suis interrogé sur ce que peuvent apporter dans cette réflexion les travaux d’auteurs comme Isabelle Stengers, Jürgen Habermas et Pierre Bourdieu. Je traiterai ensuite, dans une deuxième partie, la question de la connaissance du travail, et plus particulièrement du travail des formateurs, comme condition de l’élaboration d’une pensée de la formation professionnelle qui soit susceptible d’en éclairer la pratique et d’en poser les conditions dans un cadre universitaire.



1. L’apport d’I. Stengers : une conception ni positiviste ni relativiste de la science

Mon premier point d’appui sera constitué par les travaux d’Isabelle Stengers, notamment deux ouvrages qu’elle a publiés à La Découverte : « L’invention des sciences modernes » (1993) et « Sciences et pouvoirs » (1997). Dans le premier, elle oppose la position de Thomas Kuhn à la sociologie des sciences et notamment à des travaux qui formulent une critique radicale des milieux scientifiques. Thomas Kuhn, à partir des notions de « science normale » et de paradigme, soutient l’idée d’une autonomie de la communauté scientifique par rapport à son environnement politique et social, alors que les seconds aboutissent à une description relativiste des pratiques scientifiques, dénonçant le caractère intéressé, voire destructeur, des « technosciences » et leur compromission avec les pouvoirs économiques et politiques.

Le projet de Stengers est d’ articuler ce que nous entendons par science et ce nous entendons par politique (Stengers 1993, p. 25) en appliquant à cette question ce que Bruno Latour appelle « le principe d’irréduction ». Celui-ci consiste à se méfier de l’usage des mots qui mènent quasi-automatiquement à la tentation d’expliquer en réduisant ou en construisant une opposition irréductible entre deux termes (Stengers 1993, p. 26). Autrement dit, il s’agit de prendre en compte les rapports complexes qui relient (et séparent) la science et la politique.

Sa réflexion la conduit également à caractériser la définition positiviste de la science - en disant qu’elle procède avant tout par disqualification de la non-science (Stengers 1993, p.34) – et à concevoir un position ni positiviste ni relativiste. Elle développe pour cela une analyse historique et politique de l’invention des sciences modernes qui maintient la spécificité de l’activité scientifique, ou la différence entre la science et la fiction. La première est capable de rendre nos opinions vulnérables par rapport à quelque chose d’irréductible à une autre opinion (Stengers 1993, p.151) ou de permettre activement à la réalité de mettre à l’épreuve nos fictions (Stengers 1993, p.160).

Enfin, à propos des sciences de terrain, dans lesquelles le rapport entre le sujet et l’objet n’est pas du même ordre que dans les sciences de laboratoire , elle propose d’inventer des dispositifs tels que les citoyens dont parlent les experts scientifiques puissent être effectivement présents, capables de poser les questions auxquelles leur intérêt les rend sensibles, d’exiger des explications, de poser des conditions (Stengers 1993, p.180), bref qu’ils soient considérés comme des interlocuteurs.

Stengers revient sur cette question dans « Sciences et pouvoirs » (La Découverte, 1997), en se demandant à quelles questions les connaissances scientifiques peuvent apporter des réponses. Elle insiste sur la nécessité de distinguer les problèmes scientifiques, les problèmes techniques et les problèmes sociaux. Les questions posées par différents acteurs, dans ces différents champs, ont leur propre légitimité et les connaissances produites par les scientifiques peuvent apporter des éléments de réponse, susceptibles d’éclairer les débats concernant des problèmes techniques ou sociaux, sans pour autant pouvoir trancher à la place des acteurs sociaux. Cela permet de poser la question de la pertinence en ces termes : en quoi ce que vous proposez est-il pertinent pour notre problème ? (Stengers 1993, p.87) et à reconnaître que les réponses des scientifiques ne sauraient remplacer le débat démocratique, ni se substituer à l’expérience et à la compétence des professionnels de terrain.

Ce que je retiendrai de cette réflexion c’est donc tout d’abord le refus de disqualifier la non-science et notamment les connaissances qui ont fait la preuve de leur efficacité et de leur pertinence dans la pratique d’une activité professionnelle, mais ne relèvent pas de problèmes scientifiques. Prendre au sérieux la formation professionnelle ce serait, à l’université, comme ailleurs, considérer la pertinence des problèmes techniques et sociaux que rencontrent les professionnels sur le terrain de leur pratique. Cela suppose aussi, sans doute, de faire preuve d’un peu d’humour et de modestie (qui ne sont pas les attitudes les plus répandues dans le milieu universitaire) quant à la valeur de nos savoirs, modèles et théories scientifiques du point de vue de leur capacité à apporter des réponses ou des solutions à ces problèmes. Ces questions se situent à l’articulation des problèmes sociaux ou politiques (les relations entre les scientifiques et d’autres acteurs sociaux) et des problèmes épistémologiques (les différentes conceptions de la science).
À ce propos, je partage le point de vue d’Isabelle Stengers, selon lequel, s’il est pertinent de prendre en compte le regard critique de la sociologie de la science, il ne faut pas aller jusqu’à nier la spécificité de l’activité scientifique, de sa fonction et de ses méthodes. Mais il est également nécessaire de reconnaître la spécificité des problèmes d’ordre social ou technique que rencontrent et tentent de résoudre les professionnels (par exemple les acteurs de la formation continue) et d’admettre que si les connaissances scientifiques peuvent parfois contribuer à en éclairer certains aspects, les chercheurs ne peuvent se substituer aux acteurs sociaux concernés ni aux décideurs politiques. Cela suppose de refuser à la fois la tentation d’un gouvernement des experts (scientifiques) et le point de vue scientiste qui consiste à disqualifier comme « non-science » tout savoir technique, toute compétence professionnelle, sociale ou politique. Les points de vue des chercheurs et des experts (d’ailleurs parfois contradictoires) doivent s’exprimer pour éclairer les débats, mais la décision d’ordre technique ou politique incombe ensuite aux professionnels, aux citoyens ou aux élus. C’est la condition d’une société réellement démocratique. La supériorité du savoir scientifique se limite aux questions d’ordre scientifique ; elle ne peut sans risque de dérive se transformer en fondement pour un argument d’autorité dans le champ social ou politique. Pas plus que les politiques n’ont à trancher dans des débats ouverts entre chercheurs, ni à prétendre dire la vérité, comme ils ont parfois tendance à le faire (Cf. le débat récent, en France, entre historiens et politiques à propos de la colonisation).

En d’autres termes, qui reprennent les distinctions proposées par Habermas (1999, p. 46 et sq.), il s’agit de ne pas confondre différentes formes de rationalité qui ont chacune leurs procédures de validation : la rationalité épistémique d’une part, la rationalité téléologique, d’autre part. Cette dernière repose sur les liens entre une intention d’agir, le choix délibéré de moyens adaptés au but visé, condition de l’efficacité de l’action, dans les domaines techniques, comme dans le champ politique, alors que la première se fonde sur la formulation de propositions, portant sur des choses ou des faits, qui peuvent être vraies ou fausses et qui sont susceptibles d’être critiquées ou justifiées selon des procédures de discussion formalisées. Habermas précise que, dans les deux cas, la rationalité d’une personne, mais aussi ce qu’il appelle sa « pleine responsabilité », se mesure au fait qu’elle adopte une attitude réflexive et qu’elle est capable de rendre compte des raisons de ses actes ou de ces énoncés. Il ajoute une troisième forme de rationalité : la rationalité de communication, du discours orienté vers l’entente (s’entendre avec quelqu’un à propos de quelque chose) et insiste sur l’idée que ces structures ramifiées de la rationalité propre au savoir, à l’action et au discours( ...) s’engrènent l’une dans l’autre, la rationalité de la discussion qui intervient dans toutes les procédures de validation permettant de les relier et de les intégrer dans le cadre d’une approche « pragmatico-formelle » fondée sur une théorie des actes de langage (Habermas 1999, op. cit. p. 39). Il reste alors à définir un espace public dans lequel la discussion entre les différents acteurs concernés puisse avoir lieu sans qu’une catégorie d’acteurs (les scientifiques, les professionnels de la formation, les politiques) n’érige sa rationalité en principe dominant disqualifiant les discours des autres acteurs. Les instances de consultation et de décision des universités, si elles sont constituées et fonctionnent de façon démocratique, devraient être de tels espaces de discussion, lieux d’une activité communicationnelle, d’échanges dans lesquels chacun peut apprendre des autres, d’élaboration d’une forme de solidarité à l’intérieur d’une communauté partageant quelques valeurs communes. Sans perdre de vue que cette solidarité est toujours menacée d’être dominée et détruite par les deux autres mécanismes d’intégration sociale, les marchés et les bureaucraties (Habermas, op. cit. p. 41).


2. L’apport de Bourdieu : la critique de la raison scolastique

Un autre éclairage sur les obstacles auxquels se heurte la réflexion sur la place de la formation professionnelle à l’université, notamment en France, peut être apporté par ce que P. Bourdieu a nommé « la raison scolastique ». C’est une notion qu’il développe notamment dans la première partie de ses Méditations pascaliennes (Seuil 1997). Il y définit le travail du sociologue qui rompt avec le cercle enchanté de la dénégation collective en travaillant au retour du refoulé, en essayant de savoir et de faire savoir ce que l’univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même (Bourdieu 1997, p. 14).
Dans le même ordre d’idées, il écrit : L’inconscient c’est l’histoire – l’histoire collective qui a produit nos catégories de pensée et l’histoire individuelle à travers laquelle elles nous ont été inculquées (Bourdieu 1997, p.21) et il précise qu’il s’agit, par exemple, de l’histoire des institutions d’enseignement et de notre rapport singulier à ces institutions.

Puis il évoque différents types de présupposés qu’il s’agit d’interroger, notamment ceux qui sont constitutifs de la doxa génériquement associée à la skholè, au loisir, qui est la condition d’existence de tous les champs savants (ibidem, p.22) et il définit ce qu’il nomme la disposition scolastique qui incline à mettre en suspens les exigences de la situation, les contraintes de la nécessité économique et sociale et les urgences qu’elle impose ou les fins qu’elle propose (ibidem, p.24). Il retrace ensuite les grandes étapes du processus d’autonomisation des différents champs et la constitution de microcosmes clos et séparés, où s’accomplissent des actions de part en part symboliques, pures et désintéressées (ibidem, p.31). À ce refoulement des déterminations matérielles des pratiques symboliques, s’ajoutent une dénégation de l’histoire et le refus de toute approche génétique (ibidem, p.42).

Peut-on alors classer Bourdieu parmi les sociologues de la science qui formulent une critique radicale des pratiques et des milieux scientifiques ? Je ne le crois pas, dans la mesure où il mentionne aussi l’ambiguïté fondamentale des univers scolastiques et de leurs productions, (…) qui repose sur le fait que la coupure scolastique avec le monde de la production est à la fois rupture libératrice et séparation, déconnexion, qui enferme la virtualité d’une mutilation (ibidem, p.27).

Bourdieu revient sur cette question dans son cours au Collège de France de 2000-2001, publié aux éditions « Raisons d’agir » en 2001. Il affirme que l’on peut associer une vision réaliste (et critique) du monde scientifique et une théorie réaliste (et non relativiste) de la connaissance. Il définit son projet ainsi : fournir des instruments de connaissance qui peuvent se retourner contre le sujet de la connaissance, non pour détruire ou discréditer la connaissance (scientifique), mais au contraire pour la contrôler et la renforcer (Bourdieu 2001 p. 16). Fondée sur une analyse sociologique du champ et des pratiques scientifiques, la solution qu’il propose consiste à définir les conditions sociales (ou socio-cognitives) qui rendent possible la construction de l’objet scientifique et du fait scientifique. Il reconnaît que les critères dits épistémiques ne sont que la formalisation de « règles du jeu » qui doivent être observées dans le champ, notamment des règles d’argumentation (Bourdieu 2001 p.164) et il décrit les procédures de communication, de publication et d’universalisation qui permettent de parvenir à une validation collective, sur la base d’un accord intersubjectif. Il en déduit que non seulement le caractère social et historique de la science n’en détruit pas la validité, mais qu’il permet de comprendre comment s’est construite cette forme d’objectivité (la seule possible) fondée sur l’intersubjectivité et le respect des règles du jeu du débat scientifique. Cette approche socio-historique de la science permet également d’en comprendre les limites et les dérives.

Comme Stengers, Bourdieu tente d’analyser, afin de l’éviter, le principe systématique d’erreur que constitue une certaine conception de la science et du savoir scientifique, de sortir de l’épistémocentrisme scolastique afin de retrouver la capacité à penser la logique de la pratique. Et cela me paraît valable aussi bien pour la pratique des scientifiques – c’est alors une condition pour que s’exerce la réflexivité – que pour les pratiques en jeu dans d’autres champs où des professionnels rencontrent des problèmes techniques, humains et sociaux que la recherche peut contribuer à formuler et à analyser, même si les savoirs scientifiques ne peuvent pas directement y apporter des réponses ou des solutions.

Je fais l’hypothèse que la difficulté à sortir de l’épistémocentrisme, se traduit d’abord par le rejet de l’idée même de formation professionnelle et par le refus d’admettre que l’université a un rôle à jouer dans ce domaine. Elle prend aussi la forme d’une résistance à considérer les problèmes rencontrés par les praticiens comme pertinents ou dignes d’intérêt et à accepter de mettre les outils de la recherche au service de l’étude de ces problèmes, plutôt que de considérer simplement le terrain, comme un lieu d’application ou une source de données pour répondre aux questions qui intéressent les chercheurs.

Je considère que l’analyse de ces résistances, à la lumière des apports de la réflexion épistémologique et de la sociologie de la science, pourrait permettre, non seulement de mieux les comprendre, mais aussi de les dépasser. Il me semble, en effet, qu’elles sont fondées sur des représentations fortement teintées de l’idéologie propre à un groupe socio-professionnel et de son habitus, c’est à dire sur des représentations marquées par les intérêts sociaux d’une minorité, plus que sur des arguments rationnels.

3. La formation professionnelle ne fait pas partie des fonctions de l’université

La première et la plus radicale de ces résistances repose sur l’attitude qui consiste à refuser toute place à la formation professionnelle dans l’université au nom de la vocation traditionnelle de l’enseignement supérieur, notamment littéraire et scientifique. C’est, de mon point de vue, la forme la plus évidente de manifestation de la disposition scolastique décrite par Bourdieu. J’en ai développé ailleurs une analyse à propos des oppositions qui se sont manifestées en France au moment de la création des licences professionnelles (Hébrard 2000).
À partir de l’étude du contenu d’un ensemble de discours, j’avais analysé les principaux arguments des partisans et des adversaires du développement de ces nouvelles filières dites « professionnalisées » et je les avais classés autour d’une série d’oppositions : indépendance/soumission à l’économie, utilité/désintéressement, savoirs fondamentaux/ savoirs appliqués… Ces couples d’opposés étaient mis en relation avec des thèmes philosophiques et idéologiques récurrents (matérialisme/idéalisme, rationalisme/empirisme, libéralisme/socialisme…) et avec une thématique relevant d’un imaginaire individuel ou d’un imaginaire social (pureté/souillure, émancipation/adaptation).
Sans revenir plus en détails sur cet exemple, il suffit de se pencher sur l’histoire des institutions universitaires et de considérer les apports de la sociologie des professions pour en comprendre les ressorts et apercevoir les impasses conceptuelles et pratiques auxquelles conduit cette fausse alternative entre d’un côté le repli passéiste sur des missions traditionnelles de l’université, largement idéalisées, et, de l’autre, l’ouverture d’offres de formation professionnelle sans conditions, au prix d’un abandon des valeurs et des intérêts propres au champ universitaire. J’ajouterai que la position des partisans du refus (de la professionnalisation) repose sur le présupposé selon lequel l’enseignement et la recherche ne sont pas des professions ou ne relèvent pas d’une formation professionnelle. (La mission traditionnelle des facultés des Lettres et des Sciences n’est-elle pas de former des professeurs et des chercheurs ?)

Une forme un peu plus nuancée de cette attitude consiste à considérer que l’université peut contribuer à former des « professionnels » (par exemple de l’enseignement et de la recherche), mais qu’elle ne doit s’occuper que de la transmission des connaissances disciplinaires (la matière à enseigner ou celle faisant l’objet de la recherche) à l’exclusion des méthodes pédagogiques. Ces dernières relèveraient d’un art, de dispositions innées ou ne s’apprendraient que par la pratique, en situation.

On retrouve la même conception du rôle de l’université dans d’autres domaines, chez ceux qui considèrent qu’elle doit assurer un enseignement théorique et une formation générale, d’ordre culturel, sans viser à préparer les étudiants à exercer des métiers ou des fonctions spécifiques, la formation professionnelle se réalisant dans les entreprises, sur les lieux de travail, grâce à des stages ou après les études.

Le principal avantage de cette position, pour ceux qui la défendent, est préserver une représentation d’eux-mêmes et de leur fonction, détachée de basses préoccupations matérielles et utilitaristes, et une vision de la science pure de toute compromission (Cf. Habermas 1968, à propos des origines de cette notion de « science pure » et de l’idéologie scientiste). Les arguments avancés par ceux qui soutiennent une telle position s’appuient sur une épistémologie bachelardienne ou althusserienne de la rupture (entre science et opinion ou entre science et idéologie) et souvent aussi sur des positions politiques anticapitalistes. Sans entrer ici dans un débat à ce propos, je dirai seulement qu’il s’agit, de mon point de vue, d’une version réductionniste (au sens de Latour et Stengers, op. cit.) de ces conceptions et positions et que la critique de l’opinion et de l’idéologie doit s’appliquer aussi au discours des critiques.

Un autre éclairage de cette question peut être apporté par une analyse en termes de relations entre les champs et d’autonomie relative (ou de perte d’autonomie) du champ scientifique (Bourdieu 1992, Latour, 1996). Le champ scientifique, comme le champ scolaire, se caractérise par une assez grande autonomie, en particulier par rapport à celui de l’économie, à l’opposé de celui de la formation professionnelle continue, dont l’autonomie est réduite, voire quasi-inexistante. En intégrant la formation professionnelle, et surtout la formation continue, l’université perd à la fois une définition plus précise et plus étroite des frontières du champ qu’elle constitue (la définition des frontières du champ est toujours un enjeu important) et une part de l’autonomie qui le caractérisait.

On comprend alors que les positions critiques les plus radicales contre la professionnalisation de l’enseignement universitaire (de certaines filières), autrement nommée « élargissement de l’offre de formation », considèrent que l’université risque d’y perdre son âme. Il faut traduire, dans le langage de Bourdieu : son autonomie et sa spécificité fondée sur la nature des activités « désintéressées » qui la caractérisaient et la forme spécifique de capital symbolique qui en est l’enjeu. Dans le langage de certaines prises de positions politiques et syndicales, la traduction devient : si l’on accepte que l’université propose une offre de formation professionnelle, on admet que la connaissance devienne une marchandise et l’enseignement supérieur un service marchand comme les autres sur le marché des services. Poser le problème dans ces termes revient à faire l’économie d’une analyse des relations de pouvoir à l’intérieur des champs concernés et des relations entre les champs. La perte d’autonomie relative du champ scientifique liée aux pressions de l’économie et à l’idéologie de la gestion (De Gaulejac 2005) concerne l’ensemble des champs sociaux et l’université ne saurait y échapper. Cependant, l’analyse des formes qu’elle prend et des forces sur lesquelles elle s’appuie, y compris dans l’université et le champ scientifique, comme des formes de résistance auxquelles elle se heurte doit être à l’ordre du jour d’une sociologie critique et réflexive.
Là encore il s’agit de sortir d’une fausse alternative entre la défense d’une autonomie quasi-absolue ou d’une fermeture hermétique (illusoire) des milieux de l’enseignement supérieur et de la recherche à toute pression extérieure, qu’elle soit économique ou politique, et le renoncement à toute autonomie, l’abandon des valeurs et des critères de validation propres à l’activité scientifique. Ne faut-il pas plutôt définir les conditions permettant une ouverture limitée, contrôlée, garantissant une autonomie relative des activités d’enseignement supérieur et de recherche, y compris dans le domaine de la formation professionnelle, sachant que des dérives sont possibles et qu’y résister suppose une lucidité et une vigilance permanentes ?
La question pourrait alors être reformulée ainsi : peut-on admettre que la formation professionnelle a sa place à l’université tout en gardant une attitude critique face au risque d’instrumentalisation, ou bien doit on continuer à défendre la vision (idéologique) des établissements d’enseignement supérieur et de recherche comme microcosmes clos et séparés, où s’accomplissent des actions de part en part symboliques, pures et désintéressées, et Bourdieu (1993) ajoute : fondées sur le refus ou le refoulement de la part de travail productif qu’elles impliquent.

4. Connaître ou méconnaître le procès de travail

Cette dernière partie de la citation, évoquant le travail productif, me permet de faire la transition avec le deuxième obstacle épistémologique majeur que rencontre, de mon point de vue, la réflexion sur la formation professionnelle, c’est celui qui concerne la question des relations entre formation et production et, plus généralement la réflexion sur le concept de travail. On pourrait le résumer schématiquement par l’opposition entre deux types de positions, qui sont deux façons de méconnaître le travail (y compris le travail que constitue la formation), et le rapport entre formation et production. La première de ces positions consiste à affirmer que la formation est une activité productive comme une autre dans laquelle une force de travail, mobilisant des moyens, méthode et procédures s’applique sur des objets et les transforme pour produire des résultats ou produits de formation. Dans la version de M. Lesne, que j’ai critiquée dans un chapitre de l’ouvrage collectif que j’ai dirigé (Hébrard 2004), la force de travail, c’est celle des formateurs et les objets qu’elle transforme, ce sont les « formés », leurs représentations et attitudes.

La seconde position pourrait être représentée par une formule de ce type : nous vivons dans une société post-capitaliste dans laquelle les concepts de travail et de production sont caducs (Guigou et Wajnsztejn, 1999).

Je commencerai par tenter de montrer en quoi cette dernière position me semble reposer sur des présupposés discutables et conduit à l’impossibilité de penser la formation professionnelle, à l’université comme ailleurs.

Il faudrait tout d’abord un long développement pour répondre à la question « dans quelle société vivons-nous (et travaillons-nous) ? » Je ne peux que résumer, au risque d’être schématique, quelques arguments exposés plus en détail ailleurs (Hébrard 1996) à l’appui de la thèse qui soutient que les concepts fondamentaux de l’analyse marxienne du procès de production et en particulier du procès de travail, me semblent constituer des outils d’analyse toujours valides et irremplaçables pour analyser les rapports entre production et formation. Dans la mesure où je ne pourrai pas rendre compte des débats qui ont traversé, dans les années 1990, des revues comme Futur Antérieur, Actuel Marx ou Temps Critiques, je présenterai seulement les principales propositions auxquelles ma réflexion m’a conduit. (Sur ce point, voir aussi Futur Antérieur 1993, Bidet et Texier 1995, Schnapper 1997).

Le mode production et la formation sociale qui caractérisent la période actuelle, dans les pays occidentaux les plus riches, peuvent être nommés post-industriels, mais non post-capitalistes (Vakaloulis 1994, Hébrard 1996 et, pour un point de vue différent, Stiegler 2004, qui parle d’époque hyper-industrielle). À l’échelle globale, nous vivons dans la société du capitalisme mondialisé et de l’individu hypermoderne (Aubert 2004).

Dans les pays économiquement et techniquement les plus avancés, la part du travail humain immédiat dans la production tend à diminuer au profit des machines et des systèmes informatiques et robotiques. Cela ne signifie pas que le travail humain disparaisse ou finira par disparaître, mais qu’il se déplace et se transforme. Il se déplace géographiquement (avec les délocalisations des entreprises industrielles vers les pays où le coût du travail est le plus faible) et, dans les pays les plus avancés, vers des activités indirectement productives (par exemple : la conception et la fabrication des robots, des ordinateurs, des logiciels ou les activités de service).

Que le travail, dans ces nouvelles formes, ne soit plus du travail manuel, de transformation directe de la matière, et que la part de travail intellectuel soit plus importante, ne signifie pas que le travail concret disparaisse au profit du travail abstrait. C’est, à mon avis, une erreur d’interprétation de cette opposition (travail concret/travail abstrait) indissociable chez Marx de celle de valeur d’usage et de valeur (d’échange). Dans le procès de production, le travail concret ne peut complètement disparaître, même s’il est dominé par la logique du travail abstrait et de la valorisation, et il ne peut y avoir de valeur d’échange sans valeur d’usage et donc sans travail concret (Schwartz 1988, 2012).

Le travail intellectuel, indirectement productif, n’est pas moins concret (au sens marxien de ce concept) que le travail ouvrier ou manuel. Cette opposition elle-même serait à relativiser, car il y a une part de travail intellectuel dans le travail ouvrier (Stroobants, 1993).

On doit aussi contester l’idée qu’il serait moins matériel (ou « corporel »), car le cerveau est un organe du corps humain et les fichiers informatiques ont bien des supports matériels. Que seraient les TIC sans ces supports ? Leur fabrication et leur utilisation supposent toujours une part irréductible de travail humain, vivant, immédiat. Celui-ci reste donc essentiel et le concept de travail, au sens du procès de travail, n’a rien de caduc.

Dans son acception la plus générale, c’est un concept anhistorique au sens où l’activité humaine qu’il désigne se rencontre dans toute société, même si elle prend des formes différentes (Andréani 1989). On peut le définir comme l’activité productive par laquelle des biens ou des services ayant une utilité (un usage), satisfaisant à un besoin ou une demande, sont produits par une action mobilisant la force et l’intelligence humaines combinées à l’usage d’outils, de machine, de systèmes techniques, eux-mêmes produits de l’activité humaine passée.

Considérer que le travail concret, comme activité humaine spécifique produisant un bien ou un service spécifique caractérisé par son usage, n’existe plus ou tend à disparaître, revient à vider de son sens l’idée même de formation professionnelle, comme préparation des individus à exercer cette activité, comme acquisition des connaissances, capacités et compétences requises pour y être efficace.

Pour autant, la référence au procès de travail, ne dispense pas d’une analyse précise de cette activité, rendant compte aussi complètement que possible de sa spécificité et de son contenu. C’est ce que souligne Y. Clot (1995 ; p. 262) : la reconnaissance sociale de la création qui est au principe de tout travail vivant passe par la connaissance des compétences mises en œuvre par les travailleurs. Et il ajoute que celles-ci sont voilées, largement implicites ou « tacites » et qu’il est donc nécessaire de mobiliser les méthodes de l’analyse du travail, de l’ergologie (Schwartz, 1997), pour comprendre la dynamique, les aspects techniques, mais aussi les dimensions subjectives, intersubjectives et collectives de l’activité.

5. Connaître le travail : l’exemple du travail des formateurs

Si l’on ne rejette pas l’idée même de formation professionnelle à l’université et si l’on accepte de considérer que pour mettre en œuvre un dispositif de formation professionnelle il faut commencer par analyser le travail concret, les activités, que le futur professionnel devra exercer et la nature des problèmes auxquels il devra faire face, encore faut-il disposer des outils d’analyse adéquats et en faire un usage rigoureux pour parvenir à une description précise et pertinente. Prendre au sérieux l’analyse du procès de travail, cela suppose en effet de ne pas se limiter à une approche trop réductrice de l’activité professionnelle étudiée.

Je reprendrai, pour illustrer mon propos, le cas du travail des formateurs. Parmi ceux qui ont produit des travaux sur ce thème, Marcel Lesne, qui fut le premier titulaire de la chaire de formation des adultes du CNAM à Paris, fut l’un des pionniers. Il a notamment publié un ouvrage avec Y. Minvielle et plusieurs articles ou chapitres d’ouvrages dans lesquels il développe une analyse du travail de formateur qui doit, de mon point de vue, être critiquée.

Le principal aspect qui me semble discutable, dans ce modèle, c'est l'utilisation qui est faite, de l'analogie avec le travail productif de transformation qui s'exerce sur la matière, en particulier le travail des architectes et des bâtisseurs. On la trouve en particulier dans la distinction maître d'ouvrage - maître d’œuvre – fournisseur et dans la description du processus qui met en jeu des opérateurs, des moyens et un produit, résultat d'une transformation opérée sur un objet ou un matériau.

Lorsqu’ils essayent de cerner l'objet fondamental du travail pédagogique, ce que le travail pédagogique cherche à transformer, les "ce sur quoi" s'exerce précisément la diversité des actions de formation (Lesne et Minvielle 1990 p. 196-197), les auteurs font référence aux travaux de Bourdieu qui définit le travail pédagogique comme travail d'inculcation, produisant un habitus. Et trois concepts (ceux de représentation, d'attitude et d'habitus) sont passés en revue afin d’approcher "l'objet de travail pédagogique fondamental" (Ibidem p. 198).

Le processus de formation est donc globalement analysé comme une transformation exercée par un opérateur (le formateur) sur un matériau ou un objet (les représentations, attitudes ou habitus des « formés »). Or, si la formation est bien une transformation (des représentations, des attitudes, ...) ou un développement (des connaissances, des capacités, ...) cette transformation ou ce développement s'effectuent chez les personnes en formation et si le formateur peut les faciliter, il n'a pas le pouvoir d'agir directement sur ces processus. Il n'agit que par la médiation des moyens, supports, et activités qu'il propose, bref par l'intermédiaire d'un dispositif pédagogique. Le processus (ou l'acte) de formation se produit chez la personne en formation qui en est le sujet et pas seulement l'objet. C’est ce que nous a appris la psychologie de l’apprentissage, notamment les théories constructivistes, depuis Piaget. Le concept de "travail pédagogique" tel que Bourdieu l'a défini ne peut en rendre compte. Ce n'est d'ailleurs pas pour cela qu'il a été conçu, mais pour décrire l'inculcation idéologique, considérée d'un point de vue macro-social.

Le processus de formation, considéré comme travail, c’est donc d’abord le travail de la personne qui se forme, travail sur soi d’auto-transformation, facilitée par l’action du formateur. Cette dernière consiste à concevoir mettre en oeuvre, conduire, réguler le dispositif de formation et les activités qui s'y déroulent. Ce faisant, le formateur institue un cadre, des règles, structurant des rapports sociaux de formation, définissant des places et des rôles, ou plus exactement il est le garant de ce cadre institutionnel ou doit se situer, éventuellement de façon critique, par rapport à ce dernier. Il occupe, avec son style propre cette place instituée, incarnant un certain rapport au savoir, énonçant des consignes, formulant des évaluations, avec leurs effets performatifs, de reconnaissance, d’ordination ou de disqualification de ceux auxquels elles s’adressent.

Cette analyse du travail du formateur me permettra, pour conclure cette partie, d’évoquer quelques-unes des compétences que nous devons acquérir (ou auxquelles nous devons nous associer) si nous prétendons, nous-mêmes assurer cette fonction : concevoir et mettre en œuvre des dispositifs de formation professionnelle dans l’enseignement supérieur, c’est à dire, en quelque sorte, devenir des formateurs. (L’aspect prescriptif de cette formulation ne se réfère pas à une norme morale, mais à une norme technique : sur cette distinction, voir Auroux 1998, Hébrard 2006).

En plus d’une connaissance approfondie et actualisée de la matière ou du domaine professionnel sur lequel porte la formation, un formateur doit construire un ensemble de compétences que l’on peut regrouper en trois domaines principaux. Le premier concerne la capacité à se situer dans l’environnement socio-économique local et global, et dans le cadre politique, juridique et institutionnel dans lequel s’inscrit son action. Cette capacité suppose à la fois une connaissance de cet environnement et de ce cadre, conditionnant pour une part l’activité du formateur, et une attitude réflexive et critique à leur égard. Le second est aujourd’hui le plus souvent décrit en termes d’ingénierie de formation et d’ingénierie pédagogique : il regroupe un ensemble de connaissances et de savoir-faire méthodologiques et didactiques permettant de concevoir, conduire et évaluer un dispositif, une action ou une séquence de formation (Ardouin 2003). Le troisième concerne les capacités relationnelles, les attitudes et le questionnement éthique (Bréant 2004) qui sont requis dans les relations éducatives et les pratiques de formation, étant donné les enjeux en termes de reconnaissance, de qualification et d’identité, et pas seulement d’acquisition de connaissances ou de développement des compétences, de ceux qui y participent.

Cet exemple de l’analyse du travail appliquée à l’activité des formateurs, ici rapidement ébauchée, visait à illustrer la façon dont l’université peut mobiliser les méthodes et les acquis de la recherche pour contribuer à la formation de certaines catégories professionnelles. Peut-elle le faire sans renier le haut niveau d’exigence, la rigueur intellectuelle et la distance critique (qui restent les valeurs propres à l’enseignement supérieur et à la recherche), tout en prenant en compte les problèmes techniques, humains et sociaux que rencontrent, sur le terrain de leur pratique, les milieux professionnels ? Si l’on répond par l’affirmative, cela suppose à tout le moins d’analyser sérieusement et précisément le travail humain qu’effectuent les professionnels de différents secteurs d’activité. Mais pour cela, il est nécessaire de dépasser à la fois la disposition scolastique (Bourdieu 1997, 2001), une conception réductrice et dépassée de la science, ainsi qu’un ensemble de représentations et de positions idéologiques dominantes dans le milieu universitaire, en France notamment.

La disposition scolastique conduit en effet à adopter une vision de l’université comme microcosme clos, dans lequel s’accomplissent des activités « pures et désintéressées », coupées de toute réalité économique et de tout enjeu pratique. Faire une place à la formation professionnelle, est alors vécu comme un risque de perte de cette pureté et de remise en cause des frontières et de l’autonomie du champ universitaire, garantes de sa haute valeur symbolique. Cela est ressenti comme une compromission, un abaissement, si ce n’est une souillure.

Par ailleurs une conception réductrice et notamment positiviste de la science conduit à disqualifier tout autre savoir, notamment celui issu de l’expérience des praticiens, si ce n’est à nier toute pertinence et tout intérêt aux problèmes techniques, humains et sociaux que rencontrent les professionnels sur le terrain de leur pratique. Les apports d’Habermas, de Stengers et de Bourdieu évoqués dans ce chapitre permettent de développer une conception de la connaissance scientifique qui ne soit ni positiviste, ni relativiste et de reconnaître, sans les confondre, différentes formes de rationalité et différentes procédures de validation. Cette position épistémologique ouvre un mode de coopération fructueux entre praticiens et scientifiques.
Nous avons tenté dans cette contribution de repérer et d’analyser ce qui nous semble être des confusions et des obstacles qui doivent être surmontés si l’on veut penser la question de la professionnalisation et, plus généralement clarifier le débat politique sur les missions de l’université et sa contribution à la formation des adultes.

Nous pensons avoir montré qu’il fallait tout d’abord dépasser les fausses alternatives et les blocages idéologiques liés à la disposition scolastique, au scientisme positiviste, à la méconnaissance du travail (du concept de travail concret, vivant, comme du travail des formateurs). En s’appuyant sur certains des acquis de la sociologie réflexive et de l’épistémologie critique, il est alors possible de penser la place de la formation professionnelle à l’université, sujet incontournable si l’on veut que cette institution garde toute sa place dans ce que d’aucuns nomment la société de la connaissance.

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