Nous sommes dans l’itinérance

« Nous sommes dans l’itinérance.Nous ne sommes pas en marche sur un chemin balisé, nous ne sommes plus téléguidés par la loi du progrès, nous n’avons ni messie ni salut, nous cheminons dans nuit et brouillard. Ce n’est pas l’errance au hasard, encore qu’il y ait hasard et errance ; nous pouvons avoir aussi des idées-phares, des valeurs élues, une stratégie qui s’enrichit en se modifiant. Ce n’est pas seulement la marche à l’abattoir. Nous sommes poussés par nos aspirations, nous pouvons disposer de volonté et de courage. L’itinérance se nourrit d’espérance. Mais c’est une espérance privée de récompense finale ; elle navigue dans l’océan de la désespérance.

L’itinérance est vouée à l’ici-bas, c’est-à-dire au destin terrestre. Mais elle porte en même temps une recherche des au-delà. Ce ne sont pas des « au-delà » hors du monde, ce sont les « au-delà » du hic et nunc les « au-delà » de la misère et du malheur, les « au-delà» inconnus propres justement à l’aventure inconnue.

C’est dans l’itinérance que s’inscrit l’acte vécu. L’itinérance implique la revalorisation des moments authentiques, poétiques, extatiques de l’existence, et également, puisque tout but atteint nous relance sur un nouveau chemin et que toute solution ouvre un nouveau problème, une dévalorisation relative des idées de but et de solution. L’itinérance peut pleinement vivre le temps non seulement comme continuum reliant passé/présent/futur, mais comme ressourcement (passé), acte (présent), possibilité (tension vers le futur).

Nous sommes dans l’aventure inconnue. L’insatisfaction qui relance l’itinérance ne saurait jamais être assouvie par celle-ci. Nous devons assumer l’incertitude et l’inquiétude, nous devons assumer le dasein, le fait d’être là sans savoir pour-quoi. Il y aura de plus en plus de sources d’angoisse, et il y aura besoin de plus en plus de participation, de ferveur, de fraternité qui seules savent non pas annihiler, mais refouler l’angoisse. L’amour est l’antidote, la riposte – non la réponse – à l’angoisse. C’est l’expérience fondamentalement positive de l’être humain, où la communion, l’exaltation de soi, de l’autre, sont portées à leur meilleur, lorsqu’elles ne sont pas altérées par la possessivité. Ne pourrait-on dégeler l’énorme quantité d’amour pétrifié en religions et abstractions, le vouer non plus à l’immortel, mais au mortel ? »

Edgar Morin et A.B. Kern : Terre Patrie, Seuil, 1993 (p. 197-198)