S’intéresser aux dispositifs

Pourquoi s’intéresser aux dispositifs.

Selon nous, qui veut faire de l’éducation critique se doit de passer par une forme sociale – un dispositif – conçue à cet effet. Notre ouvrage tente d’éclairer la consistance exacte de cet outil de travail à la fois conceptuel et pragmatique. Il fallait combler un manque : en sciences humaines, le dispositif est un parent pauvre de la recherche méthodologique, il est souvent relégué au chapitre des questions logistiques, quand il n’est pas carrément occulté, impensé. Or il est l’expression matérielle de choix non neutres, il est politique, car il induit ou empêche, favorise ou éteint certaines interactions sociales. Même dans une recherche scientifique revendiquée comme neutre, on peut avoir une relation soit technocratique soit démocratique avec les personnes qui font partie de la recherche. [...]

L’alternative se résume à cette question volontairement simplifiée : ou les personnes sont impliquées (la recherche s’élabore avec les personnes) ou alors la recherche porte sur elles sans qu’elles aient la possibilité d’intervenir directement sur ce qui est dit d’elles.

Bien évidemment entre ces deux extrémités une palette de possibles existe et elle peut aussi bien concerner la rétribution (ou non) des personnes interviewées, que celle de la mention de leur nom comme autrices de la recherche3 ou bien de leur effacement. Ces interrogations renvoient à une éthique de la recherche, une politique de la relation et de l’enquête (Bensa A. et Fassin D. (dir.), 2008, Les politiques de l’enquête, La Découverte)

[...]

La question du pouvoir revient de manière centrale dans nos réflexions sur nos pratiques puisque ces dernières s’inscrivent dans des démarches qui visent à l’appropriation, la participation et l’implication des acteurs et actrices concernées. Les effets de domination et de hiérarchie, même s’ils ne peuvent que rarement et difficilement s’effacer complètement, sont considérés comme des freins aux processus mis en œuvre, dont les dispositifs tentent de minimiser la portée.

Pourquoi s’intéresser aux dispositifs. Dans Penser – expérimenter des dispositifs d’éducation critique.Sous la direction de D. Leroy, C. Gilon, P. Ville & C. Campini. Champ social éditions, 2024.

 

 

Sarraute, Wittig : le travail des mots

 

« Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les « rapports », c’est à dire la façon dont nous percevons les objets. » [Gustave Flaubert Lettre à Guy de Maupassant Correspondance t.5 Gallimard La Pléiade, 2007, p. 416]

On va au lieu où mots et sensations de mots ne sont pas séparables (et entre parenthèses on est renvoyé à ce qui fait la nature du langage, un corps hétérogène, à la fois abstrait et concret, matériel et symbolique, réel et irréel.

La geste sarrautienne met en scène tout ce qui se passe avec, autour du langage. « Mes véritables personnages, mes seuls personnages, ce sont les mots. » [Nathalie Sarraute La quinzaine littéraire, n°292, 1978, p.4]

C’est à dire que tout à coup, en Sarraute, on s’aperçoit qu’on vit en langage, sans cesse, sans un instant de repos, nuit et jour, quand on dort et quand on veille. Toutes les situations pratiques qu’on connaît, ce qu’on appelle la vie, la mort, ce qui appartient à la tragédie, à la comédie, aussi bien qu’aux situations les plus banales, sont vécues dans le langage ou plutôt en langage. (p. 280-281).

La langue nous façonne depuis toujours, à tout âge, enfants, adolescents, adultes, vieillards (…) (p. 288).

C’est avec des mots qu’on travaille, des mots qu’il faut investir d’une nouvelle forme dans l’écriture et par conséquent d’un nouveau sens. On travaille avec des mots qui doivent bousculer les lecteurs. Si les lecteurs ne ressentent pas le choc des mots, c’est que le travail n’a pas été accompli. (p. 322).

Monique Wittig Dans l’arène ennemie. Textes et entretiens 1966-1999. Les Editions de Minuit. 2024.

 

Myriam Suchet : savoir situé ou effacement énonciatif

 

La description que donne Pierre Macherey de « la langue » universitaire est glaçante :

« La manière dont l’enseignement universitaire aborde les thèmes qu’il traite, en en « parlant » au titre d’une parole surplombante et désengagée, a pour but premier de les neutraliser, en les coupant artificiellement des conséquences que serait susceptible de déchaîner leur mise en œuvre effective. Entre les murs de l’Université circule une parole ésotérique, d’autant plus libre qu’elle se présente comme déconnectée des enjeux qui échappent à sa prescription. » (Pierre Macherey, La Parole universitaire, Paris, La Fabrique, 2011, p. 229.)

[...]

Tout se passe comme si les discours d’enseignement et de recherche s’ingéniaient à effacer les guillemets : il s’agit d’escamoter les indices de l’énonciation au point que plus personne ne semble parler (et assurément pas en « je »). Dans les termes de Robert Vion :

« l’effacement énonciatif constitue une stratégie, pas nécessairement consciente, permettant au locuteur de donner l’impression qu’il se retire de l’énonciation, qu’il « objectivise » son discours en « gommant » non seulement les marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute source énonciative identifiable. » (Robert Vion, « “Effacement énonciatif” et stratégies discursives », dans André Joly et Monique De Mattia (dir.), De la syntaxe à la narratologie énonciative, Paris, Ophrys, 2001, p. 18.)

C’est précisément cette dimension d’adresse qui, à mes yeux (à mes oreilles ?) condense l’essentiel de l’enjeu relatif au caractère situé d’un savoir en train de s’énoncer : à qui parle t il, qui lui répond — et sur quel ton ?

Myriam Suchet, « Lire en français au pluriel, et jusqu’à entendre l’appel des notes », dans Fabula-LhT, n° 26, « Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes) », dir. Marie-Jeanne Zenetti, Flavia Bujor, Marion Coste, Claire Paulian, Heta Rundgren et Aurore Turbiau, October 2021,URL : http://www.fabula.org/lht/26/suchet.html, page consultée le 27 March 2024

 

Cécile Wajsbrot au choeur des mots

Le nom qu’on me donne – coryphée – impliquerait presque une hiérarchie, m’installerait à la tête d’un groupe. Pourtant je me sens moins plutôt que plus, soustraite au choeur des mots qui circulent en tous lieux – ceux des écrans, de la radio, ceux des journaux et les paroles entendues dans la rue et les phrases lues, les voix au téléphone, les échanges professionnels, un flux continu. Les questions posées et les réponses données, l’opinion commune, la pensée approximative, les rets de la haine dans lesquels nous nous débattons.

Cécile Wajsbrot Plein ciel. Le bruit du temps. 2024, p. 20

 

Emmanuel Hocquard : le livre, la phrase, la pensée

 

L’expérience en question concerne penser et écrire à plusieurs. Ca va contre toutes les habitudes. Et [...] ça remet en question, pour une bonne part au moins, un des sacro-saints piliers de notre culture : le livre. Nous aurons donc à examiner de très près la notion de livre. Nous aborderons la question par le biais du format-livre. Qu’est-ce que ce «format» permet et (surtout) qu’est-ce qu’il interdit. Notre expérience portera sur quel format inventer pour parvenir à faire ce que le format-livre nous interdit de faire ? (p. 51-52)

La phrase est à sens unique (comme certaines rues). L’ordre des mots y est prédéterminé. Le temps y est réglé par la conjugaison et la concordance des temps. [...]

L’auteur de la phrase est extérieur à la phrase, même s’il peut s’y représenter (à l’aide des noms et des pronoms), de même que le peintre est extérieur à son tableau. Il se tient hors limites (ou hors champ).

La phrase n’est pas seulement cette façon d’organiser le langage, elle est une façon d’organiser la pensée, dans les frontières qu’elle impose. (p. 59).

 

Emmanuel Hocquard Le cours de Pise. P.O.L 2018

 

 

 

 

 

Anne Duclos | Punks (extrait)

Il s’agit en tout cas de grandir. C’est la seule question qui ne se pose pas. Mais où ? comment ? L’enfant devra choisir l’enfant qu’il incarnera sans même savoir quel adulte en résultera. L’action ne peut en aucun cas être différée. Encore une fois, n’oubliez pas que c’est un point qui ne soulève aucune discussion. Le temps pousse dans cette direction, c’est-à-dire dans la direction où ça pousse.

Aucune métaphore animale ne parvient à rendre totalement compte de l’être humain. Ce n’est pas une constatation, mais la définition longtemps officielle. Petits loups, petites chattes, il est longtemps difficile de comprendre ce qu’il y a à apprendre. Nombreuses révélations, dans les manuels, de choses dont nous n’avions jamais doutées.

Pour chaque mauvaise réponse, rétorquer que la question était mauvaise. Ce n’est pas la bonne foi qui paiera, mais la systématicité. À ce jeu-là, nous ne nous étonnons pas que d’autres ne veuillent pas jouer. Au fond, comme pour les travaux de groupe à l’école, il faut bien que certains fassent le travail.

https://remue.net/anne-duclos-punks

18 novembre 2023

 

Chakrabarty : Politique de l’espèce humaine en temps de crise planétaire

 

Le temps géologique de l’Anthropocène et le temps de nos vies quotidiennes dans l’ombre du capital s’entremêlent. Le géologique traverse et excède le temps historique humain. (p.39)

 

Nous savons que les humains, outre qu’ils sont une somme arithmétique du nombre total d’humains sur la planète, sont aussi une espèce biologique, Homo sapiens, mais habituellement on ne prête aucune importance politique particulière à ce savoir. Toutefois, quand pour la première fois de toute son histoire la biodiversité dans le monde affronte la sombre perspective d’une « grande extinction » entrainée par les activités d’une espèce biologique, Homo sapiens, on commence à saisir qu’il est urgent de créer un sens politique fondé sur cette seconde compréhension de nous comme espèce profondément inscrite dans l’histoire de la vie. (p. 237)

 

La conscience de l’époque est en fin de compte éthique. Elle concerne notre façon de nous comporter à l’égard du monde que nous contemplons dans un moment de crise globale – et maintenant planétaire. C’est elle qui soutient nos horizons d’action. J’offre donc les pages qui suivent dans un esprit de dialogue avec le lecteur. Comme l’écrit Jaspers, citant Nietzsche, « la vérité commence à deux. » (p. 354)

Dipesh Chakrabarty. Après le changement climatique, penser l’histoire. Gallimard, 2023.

 

Cécile Wajsbrot : Cette place désormais vide

Qu’y a-t-il de privé dans la perte de quelqu’un, de personnel, qu’y a-t-il de collectif ? Que peut-on partager ? (…) Je gardais en mémoire des conversations, des moments, des sourires, des expressions, des intonations, mais tout cela ne faisait pas une personne, tout au plus un souvenir, et il fallait désormais vivre avec ces éclats en tentant de recomposer une image. Avant je n’avais pas conscience de la confiance qu’il faut, par exemple, pour acheter un livre et le ranger dans sa bibliothèque en se disant, je le garde pour plus tard ou commencer et puis le reposer, sentant que le moment n’est pas encore venu. La confiance qu’il faut pour se dire plus tard. Pour penser qu’on pourra. Qu’il ne sera pas trop tard. Et donc, voir quelqu’un de loin en loin, ne pas penser à chaque fois, y aura-t-il une autre fois, croire à la continuité des choses. (…) Et un jour quelqu’un disparaît, et on regrette. Si on s’était vus davantage, si on avait su, si telle parole, au lieu de tomber dans le silence ou de rester implicite, avait été relevée, commentée, estimée à sa juste valeur, si telle réponse avait résonné autrement. Ce qu’on garde, ce qu’on oublie, ce qui est là sans qu’on le sache, et peut-être resurgira un jour – ce qui est définitivement perdu. Aura-t-il su, aura-t-elle su ce qu’il représentait, ce qu’elle comptait ? Cette place désormais vide, qu’en faire ?

Cécile Wajsbrot Nevermore Le Bruit du temps, 2021, p. 80.

 

La question du récit (Christine Jeanney)

C’est la question du récit. Comment on l’accroche au lieu, le récit. En réparant, il faut recoudre ce récit. Ça passe parfois par de petites choses. On n’est pas forcé d’accepter une décision absurde. Il y a tout ce que ça pourrait devenir. Vous lirez ou vous ne lirez pas, mais au fond c’est une histoire qu’on écrit ensemble. Cette disparition, c’est la disparition d’une pensée collective.

Christine Jeanney

http://remue.net/sismo-paragraphe-27-03

 

W. Benjamin : l’université, le langage et l’esprit

Il s’agissait alors d’assurer l’autonomie d’une université aliénée par l’Etat, la famille ou la profession, en l’accordant à sa finalité interne, à l’esprit. Ceci suppose que l’esprit n’obéisse lui-même  qu’à sa propre loi, le langage, auquel, dès ses premiers travaux Benjamin l’identifie.

Philippe Ivernel « Walter Benjamin Critique en temps de crise » Klincksieck, 2022 (p. 44).