Daniele Lorenzini : le pouvoir des mots

Le problème de la force du vrai est bien entendu étroitement lié à celui de la force ou du pouvoir des mots, c’est à dire de l’efficacité du langage, de la  capacité qu’a le langage de « faire » quelque chose (ou, comme l’écrit Oswald Ducrot, de transformer la réalité). Poser ce problème à propos de la parrésia conduit pourtant à mettre en question la thèse selon laquelle l’efficacité du langage n’est fondée que sur l’accomplissement d’une certaine procédure conventionnelle ou institutionnelle – la thèse, en d’autres termes, selon laquelle pour produire des effets sur le réel, le langage est toujours obligé de reproduire des normes déjà établies. L’étude de l’énoncé parrésiastique [...] témoigne au contraire de la capacité qu’ont les mots – dans certaines circonstances et sous certaines conditions – de subvertir les normes instituées et de transformer donc la réalité de manière non prévue et non prévisible à l’avance.

Daniele Lorenzini : La force du vrai.De Foucault à Austin, Le bord de l’eau, 2017, pp. 13-14

Louis Staritzky Chronique d’une recherche-action

Se mettre en recherche c’est donc être en mesure de voir et sentir ce à quoi nous n’aurions pas nécessairement porté attention, soit parce que cette chose (expérience, collectif, situation) serait dans l’angle mort de nos réalités ou, au contraire, parce que nous la jugerions trop banale, ordinaire, quotidienne. Il s’agit donc à la fois d’être attentif et sensible aux expériences mineures, celles qui nous décalent de notre quotidien et, en même temps, à celles, tout à fait ordinaires, que nous ne cessons de croiser sans avoir pour autant l’habitude de les questionner, une manière de replacer le politique au centre de notre vie de tous les jours. Ces deux approches dessinent l’espace dense et multidimensionnel de nos situations de recherche, une écologie de l’attention qu’il nous faudra cultiver collectivement. Lire la suite

Penser à partir de soi, de ses émotions, pour se relier aux autres

Si nous esquissons les lieux interstitiels de notre champ d’action – tout en entretenant avec vigilance leur indéfinition -, c’est que nous écrivons les espaces liminaux de nos souhaits d’émancipation. Par ce geste, nous nous autorisons à partir, à quitter la trame serrée, éprouvée dans l’infra-ordinaire des pratiques de recherche institutionnalisées. Celles-là même que nous avons tant convoitées, apprises, intériorisées – précisément pour trouver une place, s’intégrer – mais jamais digérées. Ces pratiques qui nous éloignent de nous-mêmes et des mondes qu’elles prétendent appréhender. Ces pratiques ultra-normatives que nous pensions désirer faute de mieux, faute d’alternatives, faute d’allié.es, fautes de vécus collectifs différents. Nous devons faire le deuil de ces pratiques que nous ne désirons pas ; pour renouer avec la joie et la vitalité de l’enquête, offrir de l’air à nos existences et aux savoirs qu’elles nous permettent de fabriquer, à partir de nos vécus, nos émotions, nos corps. Revenir à nous-mêmes, aux autres et aux mondes (se remembrer – remember chez Haraway), quitter la prétention de l’objectivité et de la distance, pour penser au contact, faire appel aux mondes réels et entretenir notre capacité à répondre (respons-ability chez Haraway) à l’insistance des possibles dans un même geste revitalisant.

Lena Dormeau et Mélodie Fleury Faire le deuil de ce qu’on ne désire pas.

https://infusoir.hypotheses.org/8860

 

 

Récit du Grand Lustucru

Citation

Spontanément, on a commencé à désigner les forces contraires, les formes hétéroclites, les sensations mêlées qui accompagnaient une balade comme « quelque chose de Grand Lustucru », « c’est assez Lustucru ça ». Formules impossibles à définir en général, mais ressenties et exprimées dans un moment qui pouvait se prolonger en d’autres, et recouper des observations plus larges.

Julien Martin Varnat, Explorations urbaines. Analyse et récits du Grand Lustucru, Editions du commun, 2021.

 

Cécile Canut : praxis langagières

Face à cette police des mots d’ordre, se font jour des inventions, des créations, des subversions et toutes sortes de praxis tentant de mettre hors-jeu l’ordre-de-la-langue. S’ouvre alors un monde, celui, politique cette fois, du langagiaire, qui s’exerce dans le rythme, la voix, les gestes, les mots, les énoncés, la parole ou même l’écriture. C’est en ce lieu que se constituent de nouveaux agencements collectifs d’énonciations, de nouvelles positions subjectives, de nouvelles places sociales.

Cécile Canut. Provincialiser la langue. Langage et colonialisme. Ed. Amsterdam, 2021, 265

Sandra Lucbert : la langue se charge du service d’ordre

Le contingent de gendarmes est ici superfétatoire : le ligotage se fait ailleurs – très en amont. La langue se charge du service d’ordre. Patrouilles intériorisées, insues – de celles cependant que la littérature peut attaquer.

La naturalisation des énoncés économiques nous a retiré quelque chose. Quelque chose sans quoi notre vie collective est comme posée devant nous – machine qui joue sans qu’on en voie les ressorts ni les plans. Un envoûtement sans cesse reconduit. Par piperie de langage, on nous tient au programme décidé, les questions de finalités sont sorties de la discussion.

Le numéro est éprouvé : les moyens (gestionnaires) séparés de leurs fins (inavouables) finissent par devenir eux-mêmes des fins (indiscutables) – parce que la-rationalité-supérieure-de-l’économie. Lire la suite

Chamoiseau Ecrire en « état poétique »

L’Ecrire en état poétique, ce n’est point partir de la langue mais partir du plus loin possible de la langue, pour ensuite revenir au plus profond (bouleversé) de la langue. Cela évite d’instituer la langue en fétiche ou en absolu. Cela permet de forcer la langue à accueillir l’entour, les autres langues, le vivant, le monde, l’inouï extensible du cosmos.

Patrick Chamoiseau Ecrire en « état poétique », dans Le conteur, la nuit et le panier, Seuil, 2021, 107.

 

Pierre Hadot : le discours philosophique vise moins à informer qu’à former

 

[Le discours philosophique] n’est jamais purement théorique, malgré les apparences ; il est toujours lié et subordonné à la décision fondamentale du philosophe de choisir un certain mode de vie, qui sera d’ailleurs très différent s’il est platonicien, ou aristotélicien, ou cynique, ou épicurien, ou stoïcien, ou sceptique, et qui impliquera chaque fois une certaine vision du monde. Le discours philosophique aura pour tâche d’inviter à prendre cette décision et à la justifier, ou encore d’exposer la vision du monde qui lui correspond. D’une manière générale, le discours philosophique visera moins à informer qu’à former ; il sera moins un exposé qu’un exercice intellectuel ou spirituel destiné à la transformation de l’individu. Lire la suite

Walter Benjamin la défaite des politiciens

 

« A l’heure où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, à l’heure où ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions libérer l’enfant du siècle des filets dans lesquels ils l’ont entortillé. Le point de départ est que la foi aveugle de ces politiciens dans le progrès, leur confiance dans « le soutien massif de la base » et, finalement, leur adaptation servile à un appareil politique incontrôlable n’étaient que trois aspects d’une même réalité. »

 

Walter Benjamin Sur le concept d’histoire, Oeuvres III, traduction Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, Folio essais (p.435)

 

La colonialité (M-A. Paveau)

La colonialité désigne une forme de pouvoir colonial qui s’est maintenu après les décolonisations politiques et économiques du XXe siècle, qui est fondateur de la modernité européenne et qui affecte toujours la vie des individus même libres et vivant en régime démocratique. En cela la colonialité se distingue du colonialisme qui désigne l’ensemble des situations coloniales effectives installées par des états européens jusqu’aux années 1960, marquées par la privation de liberté et l’exploitation de certaines catégories d’humain.e.s. [...]

Les effets du pouvoir sont également mentaux, culturels, intellectuels : il existe donc une colonialité du savoir, notion largement traitée dans l’ouvrage collectif La Colonialidad del Saber (Lander ed. 1993) et les travaux de Ramon Grosfoguel. Elle désigne le fait que les savoirs autochtones, englobant d’une part les modes et les formes de rapport au savoir et d’autre part les corps de savoirs constitués (connaissances médicales ou botaniques par exemple), ont été détruits par les colonisateurs, et remplacés par les savoirs européens. Considérés comme vrais, validés par la science occidentale, et donc supérieurs aux savoirs autochtones, ces derniers sont réputés universels et applicables quel que soit le contexte, à partir d’une « épistémologie du point zéro » (notion proposée par Santiago Castro-Gomez). Lire la suite