Guattari sur « les modes de production de subjectivité »

 

Dans un entretien pour la revue Transversales, en 1992 (?), publié dans Qu’est-ce que l’écosophie ? (Lignes IMEC. 2013), à une question sur les formes que pourrait prendre le pôle progressiste (les tentatives d’émancipation), Guattari répond :

« Il est tout à fait susceptible d’emprunter des habits anciens coupe Staline ou coupe Mao ou de se colorer de diverses manières d’utopisme à la recherche d’un nouveau contrat social ou d’un nouveau contrat cosmique… » (…)

Au détriment, encore une fois de la singularité, de la spécificité des positions subjectives. Et pourtant je pense que ce n’est pas à partir d’un tel recentrement sur le social-idéologique que pourra s’opérer un véritable mouvement de libération sociale, mais plutôt à partir de la prise en compte de ce que j’appelle globalement : les modes de production de subjectivité. Le recentrement devra se faire à un niveau éthique qui est celui de la resingularisation des pratiques sociales et des pratiques individuelles, des pratiques de construction de soi-même. En ce sens on passera d’un paradigme qui se voulait scientifique aux différentes époques et sutures du socialisme, à un paradigme plus éthico-esthétique, c’est à dire plus axé sur la création de soi-même, de son rapport au corps, au monde, à l’autre… Ce rapport à l’autre est fondateur d’une éthique que j’ai baptisé écosophie. Cette éthique ne concerne pas seulement l’altérité humaine toute constituée, le rapport aux individus, aux semblables, mais la prise en compte du dissemblable, du dissensus, de la différence dans l’ordre humain, animal, végétal, et le rapport au cosmos, aux valeurs incorporelles telles que la musique, les arts plastiques, etc. » (p. 280-281).

Qu’est-ce que l’écosophie ?

Ci-dessous, quelques extraits d’un article de J-Ph. Cazier (Médiapart) à l’occasion de la parution des textes de Félix Guattari « Qu’est-ce que l’écosophie ? » (présentés par S. Nadaud) aux éditions Lignes IMEC en 2013,

Par Jean-Philippe Cazier (21 février 2014)

Le texte est en ligne : http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-philippe-cazier

« Selon Guattari, ce qui caractérise l’époque contemporaine est, d’une part, que les situations actuelles, autant écologiques que politiques, économiques, institutionnelles, psychiques, subjectives, technologiques, etc., sont connectées entre elles, chacune impliquant les autres et réagissant sur les autres ; d’autre part, que ces situations incluent des conditions, des effets et problèmes ayant des implications qui résonnent immédiatement à l’échelle de la planète. Le discours de Guattari est amené à croiser des domaines hétérogènes selon une transversalité rendue nécessaire par la nature justement transversale de notre réalité : on ne peut parler de la situation écologique sans parler en même temps de technologie, des subjectivités, du capitalisme, comme on ne peut se référer à la politique sans parler d’écologie, du psychisme, des animaux, des médias ou de l’art. Tous ces domaines sont bien sûr distincts mais s’articulent selon des modalités variables et évolutives : les discours et pratiques co-fonctionnent selon des relations « machiniques » qui à la fois maintiennent leur hétérogénéité et rendent nécessaire de penser leurs rapports, les points sur lesquels ils se recouvrent, les lignes par lesquels ils divergent, la complexité qui est ainsi produite, autant matérielle que psychique.

Ce que Félix Guattari nomme écosophie concerne donc l’analyse des relations entre l’écologie, le social, le politique et le mental, la mise au jour de ces relations, mais surtout les modalités par lesquelles il devient possible d’agir sur celles-ci en vue de sortir de « l’impasse planétaire ». S’il est nécessaire de repenser les « vieilles idéologies qui sectorisaient de façon abusive le social, le privé et le civil », s’il est nécessaire, pour la psychanalyse ou l’écologie, de comprendre en quoi le rapport à l’environnement ou les subjectivités sont liés au politique, aux technologies ou à l’histoire, ce n’est pas dans le seul but de connaître les processus et relations complexes dans lesquels nous existons – reconnaissance qui conduit à complexifier tous ces domaines et à sortir des modèles universalisants et éternisants –, mais c’est pour tenter de nous les réapproprier, de manière individuelle et collective, d’agir en vue de produire autre chose que ce qui nous conduit à un désastre général : désastre écologique et social, désastre politique, économique, technologique, désastre pour les subjectivités, pour les vies humaines et non humaines – désastre dans lequel nous sommes déjà.

On abordera donc le social, le politique, l’écologique, le mental, selon une logique des relations, de la multidimensionnalité, de la complexité (…)

L’écologie est importante, d’une part, dans la mesure où elle conduit à penser à l’échelle de la planète, qu’elle fait sortir la pensée et les pratiques de leurs territoires mentaux et physiques habituels ; d’autre part, parce qu’elle est l’occasion de repenser de manière complexe les rapports entre l’environnement, le politique, le social, la technique, le mental, les subjectivités, etc. L’intérêt de l’écologie est de permettre une mutation de la pensée, des pratiques et modes d’existence – autrement elle se condamne à n’être qu’un avatar d’une pensée réactionnaire, d’une politique appauvrissante et aliénante, participant à l’empêchement de toute mutation libératrice du social, du politique, des subjectivités.(…)

Ainsi, l’écosophie selon Guattari ne se présente pas comme une discipline scientifique constituée ou à constituer, elle est d’abord un effort vers une nouvelle façon de penser et d’agir, une nouvelle pratique de la pensée autant qu’une nouvelle pratique de la pratique. Cette mutation dans l’ordre de la pensée, de l’action et de l’existence, est nécessitée par ce qui caractérise l’époque contemporaine – la dimension plurielle et planétaire de la réalité humaine et non humaine – mais surtout par les catastrophes dans lesquelles nous sommes engagés et qui laissent entrevoir un futur fait de catastrophes plus destructrices encore : catastrophes écologiques, catastrophes politiques, économiques, sociales, catastrophes technologiques, médiatiques, psychiques. Cette mutation de la pensée, de la pratique et des subjectivités, est nécessitée par la forme actuelle du capitalisme qui ne peut plus être pensé et combattu avec les mêmes ressources qu’auparavant.

Certains des textes qui composent Qu’est-ce que l’écosophie ?, proposent les éléments d’une analyse du capitalisme actuel (« capitalisme mondial intégré »), le capitalisme post-industriel qui, loin de se limiter à la production de biens matériels, a investi tous les domaines, sur toute l’étendue de la planète. (…)

Le capitalisme actuel est compris par Guattari comme une immense machine à produire, une machine à l’échelle de la planète, qui non seulement intègre tout (le vivant, le savoir, le mental, les cultures, etc.), mais surtout produit tout – jusqu’à nos rêves. (…)

Ne pas comprendre que la revendication de mutations dans la production du savoir, des corps, des modes de vie, des subjectivités, de l’environnement, de l’information, est aussi importante, dans la résistance au capitalisme, que la remise  en cause du marché financier ou du système de production de biens, c’est se condamner à penser, à vivre, à agir en fonction du capitalisme (…).

Le capitalisme actuel ne détruit pas uniquement les biotopes au niveau mondial, il empêche et détruit également toutes les possibilités de vie, de pensée, de subjectivation, divergentes et créatrices d’autres finalités.  (…)

Guattari développe également une attention à ce qui en soi est porteur d’une divergence par rapport au monde capitaliste : attention aux discours et aux pratiques singuliers – pratiques politiques, institutionnelles, collectives ou individuelles, locales, discours philosophiques, scientifiques, médiatiques, délirants, etc. –, aux processus singuliers de subjectivation, aux pensées « déviantes » ou « folles » (comme cela est le cas dans L’Anti-Œdipe ou Mille plateaux). De même, une attention précise à l’art, aux pensées et pratiques artistiques, aux nouvelles formes de la production artistique, dans la mesure où « (…) la pratique artistique a à la fois un impact dans le domaine du sensible, dans le domaine des percepts et des affects, et en même temps une prise directe sur la production d’univers de valeurs, d’univers de référence et de foyers de subjectivation (…). Des façons de voir, de sentir, d’être affecté tout à fait mutantes ». (…).

Lorsqu’il décède en 1992, Félix Guattari laisse une œuvre considérable, des perspectives extrêmement riches, autant politiques que philosophiques. Son œuvre ne cesse de tendre vers une nouvelle façon de penser et d’agir : nouvelle façon de penser le capitalisme mais aussi la psychanalyse, l’inconscient, l’art, la littérature, l’action politique, les médias, la ville, l’environnement, la technologie, l’ontologie, le sujet, la névrose, le collectif, etc., et l’on retrouve dans Qu’est-ce que l’écosophie ? toute cette profusion enthousiasmante et féconde. Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point les derniers textes de Guattari, écrits il y a plus de vingt ans, anticipent sur notre actualité et en permettent une analyse percutante, aussi bien en ce qui concerne le réseau internet que l’urbanisme, le discours politique, ou encore les crispations nationalistes, identitaires et fascisantes actuelles. »