Le français n’existe pas (Myriam Suchet)

Le français n’existe pas.

Du moins il n’existe pas sans toi, et moi, et elles, et eux, et vous et nous qui parlons, écrivons, chantons, sacrons, conversons, discourons…

C’est de chacune de nos paroles que « la langue » est faite, défaite et refaite : fête !

Les guillemets, ici, visent à rappeler le caractère construit, non naturel, des parois du bocal linguistique.

Or cette évidence ne cesse d’être escamotée, parfois par des institutions garantes de la stabilité ou de la pureté linguistique (comme l’école, le dictionnaire ou l’Académie), parfois de façon involontaire.

Au contraire, certains textes, notamment littéraires, ravivent l’ouverture à même « la langue» : ils invitent à lire le « s » de français comme une marque de pluriel.

La recherche qui commence ici prend son impulsion dans la lecture de ces textes que je dirai « hétérolingues » .

Le choix de ce terme permet d’indiquer qu’il ne s’agit pas d’additionner une langue « x » + une langue « y » + une langue « z » (ce que ait le pluri- ou le multi-linguisme qui promeut la diversité), ni d’enrichir le trésor d’une Francophonie dont la France resterait le centre, mais de travailler les différences internes à toute langue, de prendre acte des hétérogénéités qui constituent chacune d’entre elles (ce qui est vrai pour « le français » l’est de la même manière pour « l’anglais » , « le japonais » , « l’africain » ou « l’inuktikut » .

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L’écriture de soi “en ligne” : une pratique automédiale (M. Jahjah)

J’ai récemment découvert, dans un dictionnaire qui vient de paraître (Christine Delory-Momberger, Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Érès, 2019), un concept opportun pour réfléchir à l’écriture dite “en ligne” : l’automédialité. À l’intersection des études autobiographiques et intermédiales, l’automédialité désigne le processus par lequel une personne travaille sur elle-même, développe un “souci de soi” (Pierre Hadot 1), en prise avec un ensemble de formes, de matériaux, de gestes matériels. Pour ses tenants, le rapport à soi est donc inséparable des ressources matérielles, techniques, expressives des supports d’écriture. [...]

Dans ces conditions, [...] quelle serait la plus-value du concept d’automédialité ?

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Le pouvoir des mots (Ruffel)

« Quand on y réfléchit, à tête reposée, c’est assez effrayant comme pouvoir, de stockage, de codage, de condensation, de transmission. Tout ce qu’on peut faire avec ça, c’est infini et c’est cela qui inquiète. Je me demande si ce n’est pas simplement le coeur du Décaméron, cet effroi mêlé de fascination devant le pouvoir des mots et des histoires qu’ils permettent de raconter. (…) A mesure que les échanges s’accroissent, s’accroissent à proportion les données et la nécessité de les confier à un système qui les encode. Depuis quelques milliers d’années, ce système n’a cessé de se perfectionner, il s’appelle l’écriture. »

 

Lionel Ruffel Trompe-la-mort, Verdier, 2019, p. 99.

Yoko Ono

C’est cela qui m’a intéressée dans ce travail d’écriture, la faille constante entre qui elle est (son travail) et la réception qui en est faite. Le décalage. L’accumulation des contraires : très célèbre et totalement inconnue. Très pacifique et haïe. Très people et très méditative. Très simple et très complexe à appréhender.
Et j’ai découvert, tout en écrivant, que ces contraires, qui la construisent et qui construisent l’idée que l’on peut se faire d’elle, ne la déstructurent pas. Elle accumule les contraires et fabrique quelque chose de plus grand qu’eux, quelque chose d’autre. Un grand autre, un autre qui est un plus, qui est la création elle-même.

 Christine Jeanney Making of YOKO ONO dans le texte

https://www.publie.net/autour-de-yoko-ono-dans-le-texte/#making-of-yoko-ono

 

 

 

Foucault : l’écriture comme expérience et transformation

J’ai tout à fait conscience de me déplacer toujours à la fois par rapport aux choses auxquelles je m’intéresse et par rapport à ce que j’ai déjà pensé. Je ne pense jamais tout à fait la même chose pour la raison que mes livres sont pour moi des expériences, dans un sens que je voudrais le plus plein possible. Une expérience est quelque chose dont on sort soi-même transformé. Si je devais écrire un livre pour communiquer ce que je pense déjà, avant d’avoir commencé à écrire, je n’aurais jamais le courage de l’entreprendre. Je ne l’écris que parce que je ne sais pas encore exactement quoi penser de cette chose que je voudrais tant penser. De sorte que le livre me transforme et transforme ce que je pense. Chaque livre transforme ce que je pensais quand je terminais le livre précédent. Je suis un expérimentateur et non pas un théoricien. J’appelle théoricien celui qui bâtit un système général soit de déduction, soit d’analyse, etl’applique de façon uniforme à des champs différents. Ce n’est pas mon cas. Je suis un expérimentateur en ce sens que j’écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant.

Foucault, M. (2001). Dits et écrits II. 1976-1988. Paris : Gallimard Quarto. p. 860

Armand Gatti Une préface…

où Gatti dit ce que pourrait être et ne pas être… une préface (dans « La Parole errante », p. 38 et suivantes)

Une préface, certes, mais à quoi ?

 

Ce pourrait être l’oeuvre absente devenue écrite d’un texte dont seuls les doutes sur son existence ont servi jusqu’ici d’existence. Les grotesques encadrent un portrait jamais peint. (p. 39)

 

Ce pourrait être, hors texte, la réponse longtemps retardée à une commande de l’an 2000: « Vos mots sur une scène de théâtre, c’est quoi ?… » Il n’y a pas de réponse. Simplement une interrogation des personnages d’un drame écrit, faite à trois récits qui disent le toujours même enfermement – et, par opposition, la même liberté. (p.43).

 

Ce pourrait ne pas être le concret de la page écrite prise pour objet – et son ouverture, pour une liberté. Il y a des pages trouées de blanc. Ce blanc troué de paroles comme des blessures par balles est à la fois le même texte et son impossibilité sans cesse interrogée (investie). (p. 45).

 

D’un côté la grammaire gouverne son dire. De l’autre, le mythe lui donne un sens. (p.46).

 

 

laisser une trace (S. Stétié)

« Plus que tout autre chose – une pierre, par exemple – l’homme veut laisser derrière lui une trace.

Cela ne l’empêchera nullement, par ailleurs, de laisser aussi une pierre dans son dos : pierre tombale, cippe funéraire, statue.

Mais plus essentielle à ses yeux est la trace évasive, peut-être inconsciemment ressurgie des profondeurs de son passé nomade.

De son passé indécis et de son présent en apparence stabilisé, de sa fragilité constitutive, ce destin vaporeux de nuage qui est le sien, il souhaite déduire quelque chose de plus vaporeux encore : un signe, une assemblée de signes.

Une assemblée de signes, à partir d’un alphabet inventé et se formant mot à mot en une réserve d’émotions et de sens, c’est cela qu’on appelle un livre. L’homme – l’écrivain dans le cas d’espèce – se veut, assez mystérieusement, l’auteur d’un livre.

Auteur !

Or un livre, outre les pattes de mouche qui l’inscrivent et qui, ailes de mouches, s’envoleront, est fait de la matière la plus vulnérable qui soit, papier mort avant d’être né, objet de la convoitise barbare de tous les fléaux déchaînés : feu du ciel, eau de la terre, populations stupides de myriades de constellations papirophages qui sont encore plus avides et plus aveugles que les hommes, climats, montées imprévues (quoique prévisibles et inscrites à tous nos horizons) de l’insensibilité et de la bêtise – toutes autres plaies de l’Egype, celles qu’on connait et celles qu’on ne connait pas.

Et pourtant, muré dans son entêtement, l’homme veut laisser, face au sable ou au vent, face au terrible, une marque tendre ou dure de sa traversée des choses : un livre. (…)

Déjà partis, un pied dans le vide, nous imprimons d’un coup de talon l’empreinte paradoxale de notre néant sur la peau du désert naissant. »

Salah Stétié : Avant-livre, Éditions de la Margeride, 2008.

 

« Persister dans le récit » C. Salmon

 

« Persister dans le récit », entretien avec Christian Salmon à propos du Parlement International des Écrivains

http://remue.net/spip.php?article906

Pourquoi se met-on à dire « nous » d’un coup ? C’est exorbitant. C’est comme ça au Parlement. Il y a des rencontres et des séparations, des gens qui arrivent et des gens qui s’éloignent. Aucune représentativité. Ni quotas, ni parité. Ce n’est pas l’ONU des écrivains, ni même une ONG humanitaire. C’est un espace d’écoute et de rencontre entre des individus non désignés qui ont choisi de poser certains actes et de faire certaines expériences. On n’adhère pas au Parlement et on ne peut donc en être exclu. Pas de membership ni de cotisation. Le Parlement international des écrivains n’est pas une liste de noms ; grands ou petits talents, tirages, ambitions. C’est un espace de rencontre et d’écoute, une chambre d’échos où l’on entend des voix. Un espace cela ne veut pas dire un territoire, un siège, des statuts ; c’est aussi bien un intervalle, un espacement, entre les langues, les cultures, les frontières… quelque chose qui chevauche, à cheval justement entre le « je » clos sur lui-même et le « nous » noyé des foules, des nations, des religions.

Aujourd’hui quand on s’avance dans l’espace public il vaut mieux avoir un « je » quelconque à présenter. C’est la logique de l’identification non pas policière mais médiatique. La légitimité de ce qu’on énonce ou annonce est fonction de la consistance médiatique (pardon de cet oxymoron) du « je ». Le « je » n’est plus haïssable. Le « je » est devenu adorable. (…) Cette surexposition du « je » est l’aboutissement du processus de marchandisation culturelle. Sur le marché culturel, il faut pouvoir être reconnu et identifié. Avoir un nom, sa marque. Il faut tendre le « je » sinon la patte. Sinon les médias s’énervent. Qui êtes-vous ? D’où parlez-vous ? Vous n’avez pas de noms à présenter ? Vous n’avez pas de déclaration à faire à la presse ? Voilà les questions de l’inquisition médiatique ! Octavio Paz dit quelque part : « Nous ne marchons pas seulement au milieu des ombres. Nous sommes des ombres. » Pour écouter et pour entendre, il faut devenir ombre ! Des ombres qui se déplacent guidées par des voix. À la recherche des voix. C’est vrai des individus. C’est aussi vrai des agencements collectifs.

(…)

Contre les épidémies thématiques que propagent les médias dans leur gestion du stress mondial, on ne saurait se fixer d’autres objectifs que d’habiter autrement ce monde, de le peupler ou de le repeupler d’autres récits ; donner à lire et à entendre d’autres voix, celles qui sont précisément « sans voix » ou inaudibles dans le brouhaha du grand marché culturel, faire cohabiter et se rencontrer autrement les langues et les poétiques, faire converger récits et expériences, écritures et oralités… Il ne s’agirait pas tant de résister (à la globalisation, au néolibéralisme, à l’impérialisme) que d’insister, de persister dans le récit.

 

L’écriture, l’illusion et l’édification de l’être

« L’écriture nait d’une illusion : illusion que je suis meilleur que moi-même, plus pénétrant, généreux et sensible. Illusion aussi que je suis capable d’écrire. Lorsque cette illusion est maintenue assez longtemps – comme un révélateur qu’on porte à température – elle devient réalité, j’écris et je m’ajuste aux exigences de l’écriture. (…)

L’illusion a donc son rôle à jouer dans ma vie ; c’est un moteur parmi d’autres, c’est une variété roturière de l’acte de foi dont on ne se sent pas toujours capable. Il y a ainsi des rapports très étroits entre entre l’illusion et l’édification de l’être, ceci permettant souvent cela. »

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein. Carnets du Japon (1964-1970). Editions Hoëbeke, 2004 et Folio, 2009.

Ce que Nicolas Bouvier appelle « illusion », je le relierai à l’imagination, dans le sens où  Castoriadis utilise ce terme. Je me construis à travers mes rencontres, mes identifications et au moyen de mon imagination (plus ou moins) radicale. Du moins si je maintiens assez longtemps ce que j’imagine pouvoir faire (écrire, penser, agir) et si j’écris, je pense, j’agis selon mon imagination ; si je m’ajuste aux exigences de ces actes et ainsi j’édifie, je construis, je transforme ce(lui) que je suis. (Voir citation de Valéry : http://www.translaboration.fr/wakka.php?wiki=ValerY)