science, éthique et politique (Haraway)

Les féministes ont intérêt à projeter une science de relève qui donne une traduction plus juste, plus acceptable, plus riche du monde, pour y vivre correctement et dans une relation critique et réflexive à nos propres pratiques de domination et à celles des autres ainsi qu’aux parts inégales de privilège et d’oppression qui constituent toutes les positions. Dans les catégories philosophiques traditionnelles, c’est peut-être plus une question d’éthique et de politique que d’épistémologie.

Donna Haraway : « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in Manifeste cyborg et autres essais, Exils, 2007 (p.112-113).

La critique comme autoconstitution

Dans un chapitre  sur la « gestualité critique » du livre d’Yves Citton « Gestes d’humanités », une section a pour titre : « la critique comme autoconstitution ».  Il y écrit notamment :

« Il est donc bien trop simple d’affirmer que nous sommes ce que nous lisons ou ce que nous mangeons : nous ne nous singularisons que par ce que nous retenons dans ce que nous lisons ou mangeons, par ce que nous en filtrons. Plus précisément encore : davantage que dans les substances que je filtre au sein des flux qui me traversent, mon identité consiste plutôt dans le filtre lui-même, dans le goût (raffiné et toujours en voie de raffinement) qui dirige les discriminations que j’opère autour de moi et en moi.

Le style. Le filtre critique ne constitue pas un geste particulier, mais ce qui me permet de sélectionner certains gestes parmi tous ceux qui me traversent. Mon identité se définit par les gestes dans lesquels je me reconnais. De même que l’état d’attention me permet d’habiter le geste que je suis en train de faire, de même l’attitude critique me permet de « reconnaitre et saisir » certains des gestes qui me traversent, pour en tirer l’occasion de faire progresser mon individuation. »

Yves Citton : Gestes d’Humanités, Armand Colin, 2011, p. 146.

 

Sur l’éducation populaire et la culture populaire : une critique radicale

La fin du texte signé Vivien sur le site  du LISRA :

http://recherche-action.fr/labo-social/2014/08/10/des-mesures-techniques-disolation-aux-strategies-politiques-du-contact-plaidoyer-pour-une-auto-graphie-sociale/

« Si toutes les initiatives qui ont prétendu restituer à un quelconque « Peuple » les outils et les clés de son autonomie n’ont finalement réussi qu’à s’user et à pourrir lentement ou bien à devenir des entreprises complètement opposées dans leurs actes à leurs principes initiaux, sans jamais toucher du doigt la substance réelle de la mission salvatrice dont elles s’étaient alors vaniteusement chargées, c’est que, dans cet acte même de « restitution », dans la prétention à offrir, à fournir, à administrer, elles transportaient d’emblée avec elles les relents d’un mépris masqué et l’indisposition formelle d’apprécier à sa juste valeur l’intelligence, pure et simple, de tous ces gens.
Des élans les plus sincères de l’Éducation populaire aux grossiers fétiches de la « Démocratie culturelle » éparpillés dans nos supermarchés et nos salles de classes, il n’y a guère qu’une docte ignorance qui s’est démocratisée, une disposition à déglutir sans jamais rien assimiler du contenu lourd et indigeste qu’on se voit servir sans interruption par une main maternaliste et providentielle.
La « culture populaire », concept-jouet d’un savoir édicté par des institutions dominantes et arme ultime d’une bourgeoisie facilement émue par les fables qu’elle se chuchote à elle-même, n’a jamais été la propriété de ceux qui en sont les détenteurs supposés. Cette culture de romans s’impose comme le prétexte et la justification d’une ascendance éternelle des faiseurs de rêve sur les esprits rêveurs. Et son substrat artificiel ne retombe jamais dans nos gueules asséchées que sous l’état d’une pluie de poussière insipide et informe, comme les restes d’un vieux fruit écrasé par une main trop puissante.

Nous ne sommes les propriétaires que de nos propres mots. Sans un langage qui soit le nôtre, nous sommes condamnés à être parlés par d’autres.

Exégèse ou interprétation : deux postures de chercheurs

« Depuis les études, désormais nombreuses, sur le fonctionnement de la mémoire collective, nous savons à quel point le remaniement du passé est consubstantiel à la constitution du présent. C’est toute la différence entre exégèse et interprétation : l’exégète contribue à la pérennisation d’une croyance, l’interprète, dans la mesure où il prend ses distances par rapport au message à décoder, participe à sa dissolution. (…) En fait, privilégier l’exégèse – choix tout à fait légitime – revient à adopter un regard « phénoménologique ». L’objectif, dans ce cas, est de restituer le monde tel qu’il est vécu par les acteurs. (…)

Les niveaux de vérité sont pluriels. Il y a une vérité des acteurs (il y en a plusieurs, d’ailleurs), que le phénoménologue traque et restitue fidèlement. Et il y a une vérité d’une autre nature : une vérité « inconsciente », peut-être, qui demande un travail comparable, en quelque sorte, à celui du psychanalyste. Pour des raisons à la fois scientifiques et peut-être biographiques, ce deuxième niveau d’analyse intéresse les chercheurs se réclamant d’une approche dite « critique ».

S. Dalla Bernardina. Les confessions d’un traître. Du caractère indécent de l’enquête ethnographique et de la manière de s’en sortir. in : »Chercher. S’engager », revue Communications, n° 94, 2014, p. 102.

Une citation de Charles Juliet

A propos d’une citation de Descartes, l’écrivain nous donne une assez belle définition de ce qu’est une pensée réflexive et critique qui, notamment dans la dernière phrase, est très proche de ce que j’appelle « translaboration ».

 

« Descartes (…) Que nous dit-il ? Il nous dit cette chose essentielle :  » Il faut trouver la source et se transformer soi-même. » Or trouver la source, c’est remonter à l’origine de la pensée. C’est faire en sorte que celle-ci pénètre en elle-même, élucide sa propre activité, et pour finir, s’affranchisse de ce qui la conditionne. Si ce travail de récurage est effectué – il est toujours à reprendre et ne doit jamais cesser – alors survient cette mutation qui donne sens à la vie.

Ceux qui font profession de penser, s’ils veulent penser par eux-mêmes, ils doivent conquérir cette liberté qui ne s’obtient que lorsque la pensée se dégage de ce qui la détermine. Ce n’est que dans ces conditions qu’elle peut tendre à l’objectivité, à l’universel.

L’étrange est que très peu d’êtres éprouvent le besoin de déconditionner leur pensée et de se transformer. Se transformer pour devenir pleinement soi-même. Et ainsi passer du moi au soi. Aller vers toujours plus de lucidité, de conscience, d’ouverture, de compassion, de présence à soi-même et aux autres… »

Charles Juliet, Apaisement. Journal VII. 1997-2003. POL. 2013. (p. 74)

 

Avec une nuance peut-être : je ne crois pas que la pensée puisse se dégager totalement de ce qui la détermine ; elle peut seulement en prendre conscience, au moins pour une part, et tenter de prendre un peu de distance, de recul, par rapport aux implications de celui qui pense. La pensée reste toutefois toujours située (localement et historiquement) et impliquée. Elle peut « tendre à l’objectivité, à l’universel », mais elle reste peu ou prou subjective et singulière, comme toute parole humaine.