« Persister dans le récit » C. Salmon

 

« Persister dans le récit », entretien avec Christian Salmon à propos du Parlement International des Écrivains

http://remue.net/spip.php?article906

Pourquoi se met-on à dire « nous » d’un coup ? C’est exorbitant. C’est comme ça au Parlement. Il y a des rencontres et des séparations, des gens qui arrivent et des gens qui s’éloignent. Aucune représentativité. Ni quotas, ni parité. Ce n’est pas l’ONU des écrivains, ni même une ONG humanitaire. C’est un espace d’écoute et de rencontre entre des individus non désignés qui ont choisi de poser certains actes et de faire certaines expériences. On n’adhère pas au Parlement et on ne peut donc en être exclu. Pas de membership ni de cotisation. Le Parlement international des écrivains n’est pas une liste de noms ; grands ou petits talents, tirages, ambitions. C’est un espace de rencontre et d’écoute, une chambre d’échos où l’on entend des voix. Un espace cela ne veut pas dire un territoire, un siège, des statuts ; c’est aussi bien un intervalle, un espacement, entre les langues, les cultures, les frontières… quelque chose qui chevauche, à cheval justement entre le « je » clos sur lui-même et le « nous » noyé des foules, des nations, des religions.

Aujourd’hui quand on s’avance dans l’espace public il vaut mieux avoir un « je » quelconque à présenter. C’est la logique de l’identification non pas policière mais médiatique. La légitimité de ce qu’on énonce ou annonce est fonction de la consistance médiatique (pardon de cet oxymoron) du « je ». Le « je » n’est plus haïssable. Le « je » est devenu adorable. (…) Cette surexposition du « je » est l’aboutissement du processus de marchandisation culturelle. Sur le marché culturel, il faut pouvoir être reconnu et identifié. Avoir un nom, sa marque. Il faut tendre le « je » sinon la patte. Sinon les médias s’énervent. Qui êtes-vous ? D’où parlez-vous ? Vous n’avez pas de noms à présenter ? Vous n’avez pas de déclaration à faire à la presse ? Voilà les questions de l’inquisition médiatique ! Octavio Paz dit quelque part : « Nous ne marchons pas seulement au milieu des ombres. Nous sommes des ombres. » Pour écouter et pour entendre, il faut devenir ombre ! Des ombres qui se déplacent guidées par des voix. À la recherche des voix. C’est vrai des individus. C’est aussi vrai des agencements collectifs.

(…)

Contre les épidémies thématiques que propagent les médias dans leur gestion du stress mondial, on ne saurait se fixer d’autres objectifs que d’habiter autrement ce monde, de le peupler ou de le repeupler d’autres récits ; donner à lire et à entendre d’autres voix, celles qui sont précisément « sans voix » ou inaudibles dans le brouhaha du grand marché culturel, faire cohabiter et se rencontrer autrement les langues et les poétiques, faire converger récits et expériences, écritures et oralités… Il ne s’agirait pas tant de résister (à la globalisation, au néolibéralisme, à l’impérialisme) que d’insister, de persister dans le récit.

 

folie, norme et démocratie (Leslie Kaplan)

« la folie est un possible pour tout être humain, et il faut prendre les mots au sérieux. Est « fou » ce qui est « pas normal », et aussitôt la question rebondit : « normal » c’est quoi ? Qu’est-ce que c’est, vivre normalement ? Accepter la réalité ? Quelle réalité doit-on accepter ? Jusqu’où faut-il accepter la réalité ? Est-ce que vouloir changer la réalité c’est être fou ? Pour Freud, la santé mentale c’est être suffisamment névrosé pour tenir compte de la réalité, et suffisamment psychotique pour vouloir la transformer.

En somme, la folie questionne la société toute entière et chacun en particulier. Or la démocratie est un régime où la norme est, peut être, sans arrêt questionnée, remise en cause, c’est un régime qui reconnaît, en principe, les conflits, et permet, en principe, leur élaboration. Lire la suite

le marcheur apprend en marchant

 » c’est essentiellement à travers les pratiques de trajet que les créatures habitent le monde. (…) Cette réflexion nous conduit finalement à ce qui fonde la différence entre ces deux systèmes de savoir, celui de l’habitation et celui de l’occupation. Pour le premier, les chemins de la connaissance se développent de manière continue dans le monde : littéralement, le marcheur « apprend en marchant » sur la ligne tracée par le voyage. Pour le second, la connaissance s’appuie sur une distinction radicale entre la mécanique du mouvement et la formation du savoir, ou entre la locomotion et la cognition. »

Tim Ingold : une brève histoire des lignes, Ed. Zones sensibles, 2013.