La parole et le don (B. Maris)

« L’homme est un animal communiquant. Il parle, écoute, répond. La plupart de ses activités sont des activités de réciprocité et d’échange gratuites. L’amitié, l’amour, la séduction ne sont pas guidés, en générale, par des motifs monétaires. (…) L’homme est surtout un animal social. Pris dans les filets du langage, il est d’abord un animal parlant. Le langage, cette construction collective, relève du don/contre-don : je donne, mais j’ai l’obligation de recevoir et, ayant reçu, j’ai l’obligation de rendre. On ne parle pas à un mur. Donner, recevoir, rendre tissaient un réseau de liens dans les anciennes sociétés. Ces liens existent évidemment encore aujourd’hui. Nombre de rapports amicaux ou professionnels sont fondés sur le donner-recevoir-rendre. Ils sont probablement infiniment plus nombreux, subtils et porteurs de valeurs morales que les rapports marchands… »

Bernard Maris, Antimanuel d’économie. 2. Les cigales. Bréal, 2006, p. 144.

Des lignes et des tissages

« Une brève histoire des lignes, ouvrage (de Tim Ingold) (2007) salué par de nombreux prix et dont la traduction française assurée par Sophie Renaud vient de paraître chez Zones sensibles, repose sur une idée apparemment bizarre, fortement dépaysante mais proprement révolutionnaire : nous avons l’habitude de penser que nous occupons des « places » dans un « espace », que nous sommes entourés d’« objets » et que les connaissances « utiles » sont celles qui nous permettent de prendre l’altitude du « surplomb ». Tout cela, qui nous a été inculqué par la modernisation de nos formes de vie collectives, nous a toutefois fait perdre de vue ce dont se trament concrètement nos existences. Pour mieux habiter notre monde, il faut apprendre à redevenir des « itinérants » (wayfarers) et à percevoir notre monde comme constitué de lignes.

Un monde de lignes

Un monde de lignes se compose d’au moins cinq types d’entités. Les traces sont « des marques durables laissées dans ou sur une surface solide par un mouvement continu ». Il y a des traces additives (écrire à l’encre sur du papier), des traces soustractives (graver son nom au couteau dans un tronc d’arbre), des traces laissées par un passage continu (sur un chemin), par un pliage unique (sur du papier) ou récurrent (les lignes de la main). On parlera de fil pour désigner « un filament d’un certain type, qui peut être entrelacé avec d’autres fils ou suspendu entre des points dans un espace à trois dimensions » ; contrairement aux traces, les fils « ne s’inscrivent pas sur des surfaces » .

La nature est pleine de fils (branches, racines, rhizomes, mycéliums, nerfs) ; le monde humain aussi (cordes, câbles, circuits intégrés, mais aussi veines, nerfs, pilosité). Ces lignes peuvent revenir sur elles-mêmes pour former des nœuds (nœuds routiers, nœuds de cordes des marins, nœuds des brodeurs). Plusieurs fils peuvent s’intriquer pour former des maillages (meshworks), formant les tissus dont sont constitués les organes de notre corps, les paniers en osier ou les vêtements que nous portons.

Ces textures sont un lieu de passage réciproque entre le monde des traces et celui des fils : en effet, une surface, nécessaire au marquage (soustractif ou additif) d’une trace, n’est souvent elle-même qu’une texture composée par l’intrication de multiples fils. Les surfaces tendent à se dissoudre lorsqu’on les appréhende comme tissées de fils ; à l’inverse, leur réalité de maillage s’efface lorsqu’on les traite comme des surfaces. »

Yves Citton & Saskia Walentowitz  Pour une écologie des lignes et des tissages, Revue des Livres, n° 4, mars 2012, p. 28-39.

Silence, douleur, résistance

« Réduit.es au silence. Nous craignons celles/ceux qui parlent de nous sans nous parler et sans parler avec nous. Nous savons ce que c’est qu’être réduit.es au silence. Nous savons aussi que ces forces qui nous réduisent au silence parce qu’elles ne veulent jamais que nous parlions  diffèrent des forces qui nous disent : parle, raconte moi ton histoire. Seulement ne parle pas depuis la voix de la résistance. Parle seulement depuis cet espace dans les marges qui est le signe de la privation, de la blessure, et du désir inassouvi. Dis seulement ta douleur »

 bell hooks, « Marginality as site of resistance », In Fergusen, Russel (dir.), Out There : Marginalization And Contemporary Culture, Boston, MIT Press, 1992, p. 341-343.

« Silenced. We fear those who speak about us who do not speak to us and with us. We know what it is like to be silenced. We know that the forces that silence us because they never want us to speak differ from the forces that say speak, tell me your story. Only do not speak in the voice of resistance. Only speak from that space in the margin that is a sign of deprivation, a wound, and unfulfilled longing. Only speak your pain ».