Myriam Suchet : savoir situé ou effacement énonciatif

 

La description que donne Pierre Macherey de « la langue » universitaire est glaçante :

« La manière dont l’enseignement universitaire aborde les thèmes qu’il traite, en en « parlant » au titre d’une parole surplombante et désengagée, a pour but premier de les neutraliser, en les coupant artificiellement des conséquences que serait susceptible de déchaîner leur mise en œuvre effective. Entre les murs de l’Université circule une parole ésotérique, d’autant plus libre qu’elle se présente comme déconnectée des enjeux qui échappent à sa prescription. » (Pierre Macherey, La Parole universitaire, Paris, La Fabrique, 2011, p. 229.)

[...]

Tout se passe comme si les discours d’enseignement et de recherche s’ingéniaient à effacer les guillemets : il s’agit d’escamoter les indices de l’énonciation au point que plus personne ne semble parler (et assurément pas en « je »). Dans les termes de Robert Vion :

« l’effacement énonciatif constitue une stratégie, pas nécessairement consciente, permettant au locuteur de donner l’impression qu’il se retire de l’énonciation, qu’il « objectivise » son discours en « gommant » non seulement les marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute source énonciative identifiable. » (Robert Vion, « “Effacement énonciatif” et stratégies discursives », dans André Joly et Monique De Mattia (dir.), De la syntaxe à la narratologie énonciative, Paris, Ophrys, 2001, p. 18.)

C’est précisément cette dimension d’adresse qui, à mes yeux (à mes oreilles ?) condense l’essentiel de l’enjeu relatif au caractère situé d’un savoir en train de s’énoncer : à qui parle t il, qui lui répond — et sur quel ton ?

Myriam Suchet, « Lire en français au pluriel, et jusqu’à entendre l’appel des notes », dans Fabula-LhT, n° 26, « Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes) », dir. Marie-Jeanne Zenetti, Flavia Bujor, Marion Coste, Claire Paulian, Heta Rundgren et Aurore Turbiau, October 2021,URL : http://www.fabula.org/lht/26/suchet.html, page consultée le 27 March 2024

 

Peronne ne sait tout… (Pierre Lévy)

Personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose, tout le savoir est dans l’humanité. Il n’est nul réservoir de connaissance transcendant et le savoir n’est autre chose que ce que savent les gens.

Pierre Lévy L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace. La Découverte, 1994.

 

 

 

 

Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?

Les lieux de savoir sont les lieux successifs occupés par des acteurs individuels ou collectifs sur une carte institutionnelle, disciplinaire, politique. Ils sont institués par des interactions vivantes, le temps d’un cours, d’un séminaire, d’une conférence, d’une discussion, d’une soutenance de thèse, d’une controverse, mais aussi par un cheminement de recherche. Ils sont aussi les lieux matériels, construits ou naturels, où se déploient ces activités qu’ils abritent : salles de cours, laboratoires, bibliothèques, jardins botaniques, musées, ateliers. Ils sont également les instruments, les outils, les échantillons, les machines, qui accompagnent les gestes de la main et ouvrent de nouvelles dimensions à la perception et à la pensée humaines. Ils sont enfin les artefacts qui permettent de matérialiser et d’inscrire le savoir ou qui jouent un rôle dans sa construction même : dessins, schémas, textes écrits, discours portés par la voix. Ils sont les inscriptions portées sur ces supports, les signes ou les assemblages de signes, les tracés, le texte qui matérialisent et objectivent les savoirs et les rendent transitifs, transmissibles, communicables.

C. Jacob : Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? OpenEdition Press 2014

le marcheur apprend en marchant

 » c’est essentiellement à travers les pratiques de trajet que les créatures habitent le monde. (…) Cette réflexion nous conduit finalement à ce qui fonde la différence entre ces deux systèmes de savoir, celui de l’habitation et celui de l’occupation. Pour le premier, les chemins de la connaissance se développent de manière continue dans le monde : littéralement, le marcheur « apprend en marchant » sur la ligne tracée par le voyage. Pour le second, la connaissance s’appuie sur une distinction radicale entre la mécanique du mouvement et la formation du savoir, ou entre la locomotion et la cognition. »

Tim Ingold : une brève histoire des lignes, Ed. Zones sensibles, 2013.

Ferrarotti sur la méthode biographique et la co-construction du savoir

La méthode biographique c’est autre chose qui est beaucoup plus déstabilisant, parce qu’elle amène le chercheur à reconnaître qu’il ne sait pas, qu’il ne peut commencer à savoir qu’avec les autres – avec les gens – qu’avec le savoir des gens, et en particulier avec le savoir que ses interlocuteurs construisent avec lui dans des prises de parole, dans des conversations, dans des récits.

Franco Ferrarotti

Partager les savoirs, socialiser les pouvoirs, un entretien avec Christine Delory-Momberger, Revue Le sujet dans la cité , n° 4, 2013

Revue le sujet dans la cité, n°4, novembre 2013

« Partager les savoirs, construire la démocratie » est le thème du numéro 4 (2013) de cette revue internationale de recherche biographique, avec un très riche contenu, notamment un entretretien avec Franco Ferrarotti, sociologue italien, fondateur de la revue « La critica sociologica » et un témoignage d’Agnès Bertomeu sur la clinique de La Borde.