Pierre Hadot : le discours philosophique vise moins à informer qu’à former

 

[Le discours philosophique] n’est jamais purement théorique, malgré les apparences ; il est toujours lié et subordonné à la décision fondamentale du philosophe de choisir un certain mode de vie, qui sera d’ailleurs très différent s’il est platonicien, ou aristotélicien, ou cynique, ou épicurien, ou stoïcien, ou sceptique, et qui impliquera chaque fois une certaine vision du monde. Le discours philosophique aura pour tâche d’inviter à prendre cette décision et à la justifier, ou encore d’exposer la vision du monde qui lui correspond. D’une manière générale, le discours philosophique visera moins à informer qu’à former ; il sera moins un exposé qu’un exercice intellectuel ou spirituel destiné à la transformation de l’individu. Lire la suite

La colonialité (M-A. Paveau)

La colonialité désigne une forme de pouvoir colonial qui s’est maintenu après les décolonisations politiques et économiques du XXe siècle, qui est fondateur de la modernité européenne et qui affecte toujours la vie des individus même libres et vivant en régime démocratique. En cela la colonialité se distingue du colonialisme qui désigne l’ensemble des situations coloniales effectives installées par des états européens jusqu’aux années 1960, marquées par la privation de liberté et l’exploitation de certaines catégories d’humain.e.s. [...]

Les effets du pouvoir sont également mentaux, culturels, intellectuels : il existe donc une colonialité du savoir, notion largement traitée dans l’ouvrage collectif La Colonialidad del Saber (Lander ed. 1993) et les travaux de Ramon Grosfoguel. Elle désigne le fait que les savoirs autochtones, englobant d’une part les modes et les formes de rapport au savoir et d’autre part les corps de savoirs constitués (connaissances médicales ou botaniques par exemple), ont été détruits par les colonisateurs, et remplacés par les savoirs européens. Considérés comme vrais, validés par la science occidentale, et donc supérieurs aux savoirs autochtones, ces derniers sont réputés universels et applicables quel que soit le contexte, à partir d’une « épistémologie du point zéro » (notion proposée par Santiago Castro-Gomez). Lire la suite

Capitalisme et sens commun

« Le progrès de la société – s’il est possible – ne tient pas à un objectif grandiose tel que le « renversement du capitalisme » ou sa transformation radicale, mais à une lente modification des lieux communs (des représentations communément partagées) concernant l’être humain et la société. Un changement qui, s’il s’opère, entamera la force du discours dominant et rendra légitime une autre manière de penser et d’agir. »

François Flahault : Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société. Mille et une nuits, 2003.

régimes discursifs et actes de reconnaissance

« Ce que j’essaie de faire, c’est de trouver une manière de mettre en crise le langage de l’ontologie, et de bien faire comprendre qu’attribuer à quelqu’un le statut de citoyen, attribuer à quelqu’un le statut d’être genré équivaut à une attribution ontologique qui dérive de cet acte institutionnalisé de reconnaissance…

En fait je n’ai pas envie que les gens soient quoique ce soit (…). Mais je crois qu’une fois que nous reconnaissons, pour ainsi dire, que ce statut ontologique est produit, désavoué, suspendu par différents types de régimes discursifs institutionnalisés, la question est de savoir comment nous mobilisons ces régimes, et dans quel but« .

Judith Butler, Humain inhumain. Le travail critique des normes. Amsterdam, 2005, p. 51.

 

la leçon de Barthes

Car ce qui peut être oppressif dans un enseignement, ce n’est pas finalement le savoir ou la culture qu’il véhicule, ce sont les formes discursives à travers lesquelles on les propose. Puisque cet enseignement a pour objet, comme j’ai essayé de le suggérer, le discours pris dans la fatalité de son pouvoir, la méthode ne peut réellement porter que sur les moyens propres à déjouer, à déprendre, ou tout au moins à alléger ce pouvoir. Et je me persuade de plus en plus, soit en écrivant, soit en enseignant que l’opération fondamentale de cette méthode de déprise c’est, si l’on écrit, la fragmentation et, si l’on expose, la digression, ou, pour le dire d’un mot précieusement ambigu : l’excursion.

Roland Barthes Leçon (texte de la leçon inaugurale au Collège de France), Seuil, 1978

B. Lahire : le dire sur le faire

 

LOGIQUES PRATIQUES Le « Faire » et Le « dire sur Le Faire » Bernard LAHIRE

Recherche et formation, n° 27 – 1998. Pages 15-28.

« Ainsi, à l’opposé d’une sociologie (souvent implicite) des « valeurs », des « représentations » et des « opinions » qui reste abstraite dans tous les moments de sa pratique (entretiens recueillant ce que les interviewés « pensent », les « opinions » ou les « représentations » de ceux-ci sur le sujet qui préoccupe le sociologue, théorie qui met en avant la « philosophie » des enquêtés, leurs propos généraux, explicites et ne portant sur aucune situation pratique particulière), une sociologie qui entend saisir les pratiques et les savoirs effectifs devrait porter son regard, à défaut parfois de pouvoir directement observer les pratiques (notamment dans l’univers familial), sur l’énonciation de situations, régulières ou exceptionnelles mais toujours particulières. Il s’agit de faire parler de situations pratiques plutôt que de demander de « livrer des représentations » en général. Cela suppose, bien entendu, une bonne connaissance préalable des situations possibles. Le problème ne réside donc pas dans le fait que nous ignorons ce que nous savons et ce que nous faisons, mais que nous ne disposons pas toujours des bons cadres (contextuels et langagiers) pour parler de ce que nous faisons et de ce que nous  savons. Lire la suite

Roland Barthes (1915-1980)


Quelques extraits du texte de la leçon inaugurale au Collège de France
(Leçon, éditions du Seuil, 1978):

Le pouvoir (la libido dominandi) est là, tapi dans tout discours que l’on tient, fût-ce à partir d’un lieu hors pouvoir. (…)

C’est en effet de pouvoir qu’il s’agira ici, indirectement mais obstinément. L’ « innocence » moderne parle du pouvoir comme s’il était un : d’un côté ceux qui l’ont, de l’autre ceux qui ne l’ont pas ; nous avons cru que le pouvoir était un objet exemplairement politique ; nous croyons maintenant que c’est aussi un objet idéologique, qu’il se glisse là où on ne l’entend pas du premier coup, dans les institutions, les enseignements, mais en somme qu’il est toujours un. Et pourtant, si le pouvoir était pluriel, comme les démons ? (…) partout, de tous côtés, des chefs, des appareils massifs ou minuscules, des groupes d’oppression ou de pression ; partout des voix « autorisées », qui s’autorisent à faire entendre le discours de tout pouvoir, : le discours de l’arrogance. Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l’échange social. (…)

J’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité, de celui qui le reçoit. (p. 10-11). Lire la suite