B. Lahire : le dire sur le faire

 

LOGIQUES PRATIQUES Le « Faire » et Le « dire sur Le Faire » Bernard LAHIRE

Recherche et formation, n° 27 – 1998. Pages 15-28.

« Ainsi, à l’opposé d’une sociologie (souvent implicite) des « valeurs », des « représentations » et des « opinions » qui reste abstraite dans tous les moments de sa pratique (entretiens recueillant ce que les interviewés « pensent », les « opinions » ou les « représentations » de ceux-ci sur le sujet qui préoccupe le sociologue, théorie qui met en avant la « philosophie » des enquêtés, leurs propos généraux, explicites et ne portant sur aucune situation pratique particulière), une sociologie qui entend saisir les pratiques et les savoirs effectifs devrait porter son regard, à défaut parfois de pouvoir directement observer les pratiques (notamment dans l’univers familial), sur l’énonciation de situations, régulières ou exceptionnelles mais toujours particulières. Il s’agit de faire parler de situations pratiques plutôt que de demander de « livrer des représentations » en général. Cela suppose, bien entendu, une bonne connaissance préalable des situations possibles. Le problème ne réside donc pas dans le fait que nous ignorons ce que nous savons et ce que nous faisons, mais que nous ne disposons pas toujours des bons cadres (contextuels et langagiers) pour parler de ce que nous faisons et de ce que nous  savons. C’est là où se fonde le rôle du sociologue, qui va permettre aux acteurs de reprendre maîtrise sur ce qu’ils savent et sur ce qu’ils font en annulant les effets des « mauvais cadres », des catégories de perception parasites et des découpages culturels ordinaires venant empêcher une description adéquate (parmi une série de descriptions virtuelles possibles) de ce qui se sait et de ce qui se fait. Proposer des cadres plus adéquats, contourner et déjouer les effets négatifs des catégories de perception, des structures narratives ou des logiques méta-discursives, aider l’enquêté à  « accoucher » d’une expérience qu’il possède en situation pratique mais qu’il n’arrive pas ordinairement à formuler, voilà  la tâche du sociologue qui étudie les pratiques et leurs logiques spécifiques. Oui, les acteurs font ce qu’ils font et savent ce qu’ils savent mieux que quiconque. Oui, ils sont sans doute les mieux placés pour dire ce qu’ils font et savent. Mais, non, ils ne disposent pas immédiatement des moyens de perception et d’expression qui leur permettraient de livrer ces expériences spontanément. Lorsqu’il est bien fait, le travail du sociologue, qui demande le concours et la confiance de l’enquêté, consiste à donner les moyens à  ce dernier de dire des choses qui ne trouvaient pas (ou mal) le chemin de leur mise en visibilité. « Accouchement », « maïeutique », « travail » (de contournement, de ruse, de mise en condition…) oui ne se comprend que si l’on prend en compte l’effet de filtre des structures culturelles de perception et d’expression. Comme nous l’énoncions en commençant, c’est toute une théorie de la pratique, de l’action, de la connaissance et de la réflexivité qui est en jeu dans ces questions. Si nous pensions, comme certains représentants de courants subjectivistes en sciences sociales, que « tout individu est toujours le mieux placé pour mettre en vue ses propres savoirs au travers du compte rendu et de l’exposé qu’il donne de ses propres pratiques », [1] alors il ne serait pas pertinent de concevoir l’intervention du sociologue comme un travail ou une construction complexes. Pour pouvoir faire accéder l’ordre des pratiques à l’ordre du discours, pour se donner une petite chance de « rendre raison » des pratiques et de leurs logiques, il faut donc se mettre en position d’échapper à  l’alternative, souvent dénoncée et pourtant encore si puissante, du misérabilisme et du populisme.[2] Le misérabilisme scientifique confisque radicalement la parole au pratiquant ordinaire et lui dénie ses savoirs et savoir-faire : les profanes n’y connaissent rien, ils ne savent ni nécessairement « faire excellemment » ni même parler de ce qu’ils font lorsque, par hasard, ils se trouvent posséder quelques savoirs et savoir-faire. Le Théoricien, le Scientifique, le Savant ou l’Expert, quelle que soit la figure revendiquée, sont les seuls à détenir de vrais savoirs, et l’intelligence pratique est alors réduite à bien peu de choses. De son côté, le populisme scientifique ne rend pas un meilleur service au pratiquant (quel qu’il soit) en lui faisant croire qu’il peut aisément dire ce qu’il fait et qu’il n’existe strictement aucune différence notable entre ces deux ordres-là , faisant  fi de tous les obstacles culturels (langagiers, discursifs, institutionnels, etc.) qui, objectivement, empêchent une telle tâche énonciative de s’accomplir avec bonheur. La position, des plus facile et démagogique, du sociologue populiste qui dit aux acteurs : « Vous savez dire mieux que moi, et sans mon aide, ce que vous faites et savez sur le monde », s’avère aussi peu respectueuse de ceux qu’elle prétend parfois ne pas vouloir considérer comme des « idiots culturels » (cultural dopes) que celles du sociologue misérabiliste. Irrespectueuse (et irresponsable) car méconnaissant (ou ne voulant pas voir) les effets de dénégation, d’imposition au silence, de cécité, de mise en veille, d’inhibition, etc., que le monde social (par l’intermédiaire notamment des catégories de perception culturelles intériorisées) exerce, souvent à leur insu, sur (contre) les acteurs.

 


[1] P. Pharo, Savoirs paysans et ordre social. L’apprentissage du métier d’agriculteur, Paris, CEREQ, 1985, p. 17.

[2] C. Grignon et J.-C.Passeron, le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989.