Roland Barthes (1915-1980)


Quelques extraits du texte de la leçon inaugurale au Collège de France
(Leçon, éditions du Seuil, 1978):

Le pouvoir (la libido dominandi) est là, tapi dans tout discours que l’on tient, fût-ce à partir d’un lieu hors pouvoir. (…)

C’est en effet de pouvoir qu’il s’agira ici, indirectement mais obstinément. L’ « innocence » moderne parle du pouvoir comme s’il était un : d’un côté ceux qui l’ont, de l’autre ceux qui ne l’ont pas ; nous avons cru que le pouvoir était un objet exemplairement politique ; nous croyons maintenant que c’est aussi un objet idéologique, qu’il se glisse là où on ne l’entend pas du premier coup, dans les institutions, les enseignements, mais en somme qu’il est toujours un. Et pourtant, si le pouvoir était pluriel, comme les démons ? (…) partout, de tous côtés, des chefs, des appareils massifs ou minuscules, des groupes d’oppression ou de pression ; partout des voix « autorisées », qui s’autorisent à faire entendre le discours de tout pouvoir, : le discours de l’arrogance. Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l’échange social. (…)

J’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité, de celui qui le reçoit. (p. 10-11).

La littérature travaille dans les interstices de la science : elle est toujours en retard ou en avance sur elle, semblable à la pierre de Bologne, qui irradie la nuit ce qu’elle a emmagasiné pendant la journée, et par cette lueur indirecte, illumine le jour nouveau qui vient. La science est grossière, la vie est subtile, et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe. (…) Parce qu’elle met en scène le langage, au lieu simplement de l’utiliser, elle engrène le savoir dans le rouage de la réflexivité infinie : à travers l’écriture, le savoir réfléchit sans cesse sur le savoir, selon un discours qui n’est plus épistémologique, mais dramatique. (p.18-19).

Selon le discours de la science – ou selon un certain discours de la science – le savoir est un énoncé ; dans l’écriture, il est énonciation. L’énoncé, objet ordinaire de la linguistique, est donné comme le produit d’une absence de l’énonciateur. L’énonciation, elle, en exposant la place et l’énergie du sujet, voire son manque (qui n’est pas son absence) vise le réel même du langage ; elle reconnaît que le langage est un immense halo d’implications, d’effets, de retentissements, de tours, de retours, de redans (…)
Le paradigme que je propose ici ne suit pas le partage des fonctions ; il ne vise pas à mettre d’un côté les savants, les chercheurs, et de l’autre les écrivains, les essayistes ; il suggère au contraire que l’écriture se retrouve partout où les mots ont de la saveur (savoir et saveur ont la même étymologie). Curnonski disait qu’en cuisine il faut que « les choses aient le goût de ce qu’elles sont ». Dans l’ordre du savoir, pour que les choses deviennent ce qu’elles sont, ce qu’elles ont été, il y faut cet ingrédient, le sel des mots. C’est ce goût des mots qui fit le savoir profond, fécond. (p.20-21).