Rancière : littérature, sciences sociales et politique

Car c’est toujours de cela qu’il est question dans les fictions avouées de la littérature comme dans les fictions inavouées de la politique, de la science sociale ou du journalisme: de construire avec des phrases les formes perceptibles et pensables d’un monde commun en déterminant des situations et les acteurs de ces situations, en identifiant des évènements, en établissant entre eux des liens de coexistence ou de succession et en donnant à ces liens la modalité du possible, du réel ou du nécessaire. L’usage dominant pourtant s’attache à les opposer. [...]

Il est légitime, en revanche, de donner toute leur fonction heuristique aux transformations de la rationalité fictionnelle, et notamment aux transformations des formes de constitution des sujets, d’identification des évènements et de construction de mondes communs qui sont propres à la révolution littéraire moderne. En un temps où la médiocre fiction nommée « information » prétend saturer le champ de l’actuel avec ses feuilletons éculés de petits arrivistes à l’assaut du pouvoir sur fond de grands récits d’atrocités lointaines, une telle recherche peut contribuer utilement à élargir l’horizon des regards et des pensées sur ce qu’on appelle un monde et sur les manières de l’habiter.

 

Jacques Rancière : Les bords de la fiction, Seuil, 2017, p. 13-14.

 

laisser une trace (S. Stétié)

« Plus que tout autre chose – une pierre, par exemple – l’homme veut laisser derrière lui une trace.

Cela ne l’empêchera nullement, par ailleurs, de laisser aussi une pierre dans son dos : pierre tombale, cippe funéraire, statue.

Mais plus essentielle à ses yeux est la trace évasive, peut-être inconsciemment ressurgie des profondeurs de son passé nomade.

De son passé indécis et de son présent en apparence stabilisé, de sa fragilité constitutive, ce destin vaporeux de nuage qui est le sien, il souhaite déduire quelque chose de plus vaporeux encore : un signe, une assemblée de signes.

Une assemblée de signes, à partir d’un alphabet inventé et se formant mot à mot en une réserve d’émotions et de sens, c’est cela qu’on appelle un livre. L’homme – l’écrivain dans le cas d’espèce – se veut, assez mystérieusement, l’auteur d’un livre.

Auteur !

Or un livre, outre les pattes de mouche qui l’inscrivent et qui, ailes de mouches, s’envoleront, est fait de la matière la plus vulnérable qui soit, papier mort avant d’être né, objet de la convoitise barbare de tous les fléaux déchaînés : feu du ciel, eau de la terre, populations stupides de myriades de constellations papirophages qui sont encore plus avides et plus aveugles que les hommes, climats, montées imprévues (quoique prévisibles et inscrites à tous nos horizons) de l’insensibilité et de la bêtise – toutes autres plaies de l’Egype, celles qu’on connait et celles qu’on ne connait pas.

Et pourtant, muré dans son entêtement, l’homme veut laisser, face au sable ou au vent, face au terrible, une marque tendre ou dure de sa traversée des choses : un livre. (…)

Déjà partis, un pied dans le vide, nous imprimons d’un coup de talon l’empreinte paradoxale de notre néant sur la peau du désert naissant. »

Salah Stétié : Avant-livre, Éditions de la Margeride, 2008.

 

Ce mot : humanité

J’ai l’impression qu’on ne cesse de comprendre et de prendre la mesure de la signification de ce mot : humanité.

7 mars 10:43, par Isabelle Pariente-Butterlin
http://www.auxbordsdesmondes.fr/spip.php?article2123#forum5944
Et aussi :

il suffit de lever nos regards vers les vagues immémoriales, de revenir aux vagues immémoriales, de revenir à elles pour revenir à soi, et de suivre le vent et les rafales de lui sur le bleu ulysséen de la mer. Le bleu turquoise, le bleu intense, le bleu ulysséen, le bleu immémorial, le bleu pur de tout renoncement à l’exigence duquel nous tenir. Obstinément. Jusqu’à l’extension rêvée, impression rêvée, au-delà des limites-mêmes du monde, extension rêvée, redevenue possible, suivre les rafales de vent nous traversant de la présence du monde et du bonheur pur d’être.N’est-ce pas à cela qu’il faut nous tenir obstinément, résolument, bonheur pur d’être, nous, êtres imparfaits et défaillants dans un monde bouleversé, mais tout de même et quoi qu’il en soit, néanmoins dans ce monde, sans que ce monde ne puisse nous ôter cela : bonheur pur d’être et de vivre.Puissions-nous nous retenir de nos mains aimantes à tout ce qui nous en assure.

Isabelle Pariente-Butterlin

Recomposition en cours Fragments 20

http://www.auxbordsdesmondes.fr/spip.php?article2125

une étoffe de soi

En avril 2013, Isabelle Pariente-Butterlin avait lancé un atelier philosophie en ligne sur la question de l’acte gratuit. Elle ouvrait la discussion en écrivant (Aux Nords des mondes, 6):

« On repère facilement des actes qu’on pourrait dire gratuits dans notre quotidien. L’acte gratuit, non pas au sens où ce serait un acte que nous accomplissons sans savoir pourquoi, mais l’acte gratuit au sens de tous ces actes que nous accomplissons sans rien en attendre en retour. Tous ces actes dont nous n’attendons rien, et que néanmoins nous accomplissons.

Comme écrire, tous les jours. Comme jouer de la musique, tous les jours. Comme marcher simplement dans la ville ou dans la campagne. Ou bien ces élans auxquels nous donnons une forme dans le monde, et qui sont accomplis sans aucune attente, sans espoir de retour » (…)

Dans les échanges qui suivirent, un(e) certain(e) Do soulignait l’importance de ces discussions et évoquait à ce propos la métaphore du tissage de la soie, avec une photo.

Ce qui m’a incité à écrire ce qui suit :

« J’aime bien la métaphore du tissage de la soie et je voudrais la relier à la question de l’acte gratuit. C’est aussi l’occasion de répondre à Isabelle qui a écrit : »Il doit à mon avis être possible de se casser l’âme comme se casse le poignet ou la jambe ». Et aussi « l’humain est cassant comme du cristal ».
Je ne crois pas que l’âme puisse se briser, elle n’est pas faite d’os, ni de verre, elle n’est pas rigide, ni si cassante, ni si transparente. Elle est plutôt comme une peau, ou mieux comme une étoffe. Elle est tissée de toutes les relations que nous avons nouées avec les autres. Il arrive qu’on y fasse un accroc, que nous devrons raccommoder. Nous y parviendrons plus ou moins bien, au bout d’un certain temps et ce n’est pas sans mal. Mais le tissu à cet endroit ne sera plus jamais comme avant, il restera une trace, comme la cicatrice d’une blessure sur la peau.
L’acte gratuit c’est comme tisser une écharpe de soie sans savoir à qui on va l’offrir, ni même si on va l’offrir à quelqu’un. Ou écrire un texte, quelques mots sans savoir si on va les donner à lire. Tisser un texte, tisser son âme, une étoffe de soi. »

Ce qui nous touche…

« Ce qui nous touche » un très beau texte écrit à quatre mains par Isabelle Pariente-Butterlin et Valeto Garry sur le site d’Isabelle :

http://www.auxbordsdesmondes.fr/spip.php?article1946#forum5740

et aussi sur celui de Valeto Garry, Philosophical slug … ici à peine quelques traces :

« Ce qui nous touche J’ai connu un garçon ou peut-être était-ce une fille c’était quelqu’un quoi qu’il en soit je me souviens nos corps en miroir je me souviens les pas qui résonnent sur le bois des vacances je me souviens les mains qui se cherchent presque les mots qui s’écoutent je me souviens. (…)

J’ai connu quelqu’un quelle importance fille ou garçon qui cherchait l’âme au fond des corps.

Ce qui nous touche ? Repli. De moi repli, origami. Ce qui nous touche, approche, s’approche, ce qui nous touche ?, de moi origami, réponse négative, ce qui me touche me replie, je ne veux pas être dans la proximité, telle, je ne veux pas être : touché. (…)

Ce qui nous touche ? Attends. Laisse-moi un peu de temps pour revenir au monde. Laisse-moi revenir de la nuit intérieure, de l’hiver. Ce qui me touche me blesse….

 

 

 

 

Rencontre avec Isabelle P-B (2)

Hier 30 novembre à la médiathèque Emile Zola, rencontre avec quatre auteurs de « littérature numérique », dont Isabelle. Ils ont parlé de leur travail d’écriture avec ou sans ordinateur, de la publication papier ou numérique, de François Bon, de la revue « D’ici là ». Elles ont parlé (Louise Imagine et Isabelle Pariente-Butterlin) de leur oeuvre croisée : « La croisée des marelles ».

Peu de temps a été accordé au dialogue, aux échanges avec le public (claisemé) qui a écouté le témoignage des écrivains. J’ai pu dire quelques mots sur l’accès aux oeuvres numériques via Publie.net et aussi témoigné du plaisir  que m’apporte, comme lecteur, l’accès à l’atelier d’écriture de quelques auteurs, à travers leur blog ou leur site, en particulier celui d’Isabelle, « auxbordsdesmondes ». Belle rencontre, mais si peu de monde. Tout ce qui reste à faire pour faire connaître cette littérature contemporaine qui s’écrit et qu’on lit sur les écrans, et sur les expérimentations auxquelles elle se risque, comme cet enrichissement des textes par les images et le son.

(en savoir plus : http://www.auxbordsdesmondes.fr/spip.php?article1743)

L. Kaplan : Les mots

 

Leslie Kaplan

Les mots

© Leslie Kaplan & publie.net – tous droits réservés première mise en ligne sur publie.net

le 7 avril 2009

ce texte a été publié pour la première fois aux éditions Inventaire/Invention en 2007

 

ce que j’ai en commun, ce n’est pas la situation

sociale

politique

historique

psychologique

c’est la possibilité c’est que : en tant qu’être humain,

homme ou femme,

j’aurais pu

et ça, ce j’aurais pu, cette fiction

est contenu dans les mots

dans le langage

dans le fait que les mots essaient

de rendre compte du réel

au plus près

au plus singulier

et pour cela

par ce travail

ils essaient, les mots, de rendre compte

à la fois de ce qui est

et de ce qui est possible

du désir comme du cauchemar

la littérature ce n’est pas raconter sa vie

comme les émissions

soi-disant littéraires

de la télévision

voudraient le faire croire

la littérature c’est penser, essayer, avec des mots

c’est une recherche, concrète, vivante

avec des personnages,

qui sont des porte-questions,

avec des histoires, des récits,

avec des lieux

avec de l’espace, avec du temps

la littérature, c’est :

« quelque chose se passe, et alors, quoi ? »

c’est à l’intérieur du réel le plus réel

trouver, creuser, inventer, de l’ouvert

de l’écart

du décalage

du jeu

du possible

c’est entrer en contact avec le monde

si je vis telle situation, si je l’éprouve,

qu’est-ce que ça veut dire,

qu’est-ce que je peux en dire

 

Rencontre avec Isabelle P-B

Une belle rencontre : les textes d’Isabelle Parente-Butterlin, en particulier sa série « Minuscule », à lire sur son site : http://www.auxbordsdesmondes.fr/

Quelques phrases, tirées de Minuscle 34, pour en goûter la saveur :

« Les minuscules bonheurs sont suspendus entre le désespoir et l’absurde du monde. Ils oscillent, là, dans notre mémoire, dans les sourires que nous leur adressons, dans les gestes qui sont comme des caresses. Le temps n’empêchera pas qu’elle ait caressé ma joue, qu’il ait attendu avec moi la réponse, et que j’ai senti les échos et l’unisson, qu’il y ait eu cette phrase de Mozart au hautbois dans le Rex Tremendae, que le linge ait l’odeur du soleil quand on se couche.

Le monde sombre et nous entraîne dans le désespoir ; nous le savons tous, n’est-ce pas ?

Il faudra bien, dans le crépuscule qui nous attend, nous tenir dans l’équilibre improbable d’une corde tendue à rien, ne nous retenir à rien, que la verticalité de notre élan, et l’élan donné, dans le jardin, dans ce crépuscule d’été où nous attendions la délivrance de l’orage, dans cette nuit d’été où elle racontait autrefois, et il y avait l’odeur de son tablier de coton contre lequel, souvent, dans la journée, je venais interrompre et suspendre la course du jour. »

Roland Barthes (1915-1980)


Quelques extraits du texte de la leçon inaugurale au Collège de France
(Leçon, éditions du Seuil, 1978):

Le pouvoir (la libido dominandi) est là, tapi dans tout discours que l’on tient, fût-ce à partir d’un lieu hors pouvoir. (…)

C’est en effet de pouvoir qu’il s’agira ici, indirectement mais obstinément. L’ « innocence » moderne parle du pouvoir comme s’il était un : d’un côté ceux qui l’ont, de l’autre ceux qui ne l’ont pas ; nous avons cru que le pouvoir était un objet exemplairement politique ; nous croyons maintenant que c’est aussi un objet idéologique, qu’il se glisse là où on ne l’entend pas du premier coup, dans les institutions, les enseignements, mais en somme qu’il est toujours un. Et pourtant, si le pouvoir était pluriel, comme les démons ? (…) partout, de tous côtés, des chefs, des appareils massifs ou minuscules, des groupes d’oppression ou de pression ; partout des voix « autorisées », qui s’autorisent à faire entendre le discours de tout pouvoir, : le discours de l’arrogance. Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l’échange social. (…)

J’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité, de celui qui le reçoit. (p. 10-11). Lire la suite