Pierre Hadot : le discours philosophique vise moins à informer qu’à former

 

[Le discours philosophique] n’est jamais purement théorique, malgré les apparences ; il est toujours lié et subordonné à la décision fondamentale du philosophe de choisir un certain mode de vie, qui sera d’ailleurs très différent s’il est platonicien, ou aristotélicien, ou cynique, ou épicurien, ou stoïcien, ou sceptique, et qui impliquera chaque fois une certaine vision du monde. Le discours philosophique aura pour tâche d’inviter à prendre cette décision et à la justifier, ou encore d’exposer la vision du monde qui lui correspond. D’une manière générale, le discours philosophique visera moins à informer qu’à former ; il sera moins un exposé qu’un exercice intellectuel ou spirituel destiné à la transformation de l’individu. Lire la suite

une étoffe de soi

En avril 2013, Isabelle Pariente-Butterlin avait lancé un atelier philosophie en ligne sur la question de l’acte gratuit. Elle ouvrait la discussion en écrivant (Aux Nords des mondes, 6):

« On repère facilement des actes qu’on pourrait dire gratuits dans notre quotidien. L’acte gratuit, non pas au sens où ce serait un acte que nous accomplissons sans savoir pourquoi, mais l’acte gratuit au sens de tous ces actes que nous accomplissons sans rien en attendre en retour. Tous ces actes dont nous n’attendons rien, et que néanmoins nous accomplissons.

Comme écrire, tous les jours. Comme jouer de la musique, tous les jours. Comme marcher simplement dans la ville ou dans la campagne. Ou bien ces élans auxquels nous donnons une forme dans le monde, et qui sont accomplis sans aucune attente, sans espoir de retour » (…)

Dans les échanges qui suivirent, un(e) certain(e) Do soulignait l’importance de ces discussions et évoquait à ce propos la métaphore du tissage de la soie, avec une photo.

Ce qui m’a incité à écrire ce qui suit :

« J’aime bien la métaphore du tissage de la soie et je voudrais la relier à la question de l’acte gratuit. C’est aussi l’occasion de répondre à Isabelle qui a écrit : »Il doit à mon avis être possible de se casser l’âme comme se casse le poignet ou la jambe ». Et aussi « l’humain est cassant comme du cristal ».
Je ne crois pas que l’âme puisse se briser, elle n’est pas faite d’os, ni de verre, elle n’est pas rigide, ni si cassante, ni si transparente. Elle est plutôt comme une peau, ou mieux comme une étoffe. Elle est tissée de toutes les relations que nous avons nouées avec les autres. Il arrive qu’on y fasse un accroc, que nous devrons raccommoder. Nous y parviendrons plus ou moins bien, au bout d’un certain temps et ce n’est pas sans mal. Mais le tissu à cet endroit ne sera plus jamais comme avant, il restera une trace, comme la cicatrice d’une blessure sur la peau.
L’acte gratuit c’est comme tisser une écharpe de soie sans savoir à qui on va l’offrir, ni même si on va l’offrir à quelqu’un. Ou écrire un texte, quelques mots sans savoir si on va les donner à lire. Tisser un texte, tisser son âme, une étoffe de soi. »

régimes discursifs et actes de reconnaissance

« Ce que j’essaie de faire, c’est de trouver une manière de mettre en crise le langage de l’ontologie, et de bien faire comprendre qu’attribuer à quelqu’un le statut de citoyen, attribuer à quelqu’un le statut d’être genré équivaut à une attribution ontologique qui dérive de cet acte institutionnalisé de reconnaissance…

En fait je n’ai pas envie que les gens soient quoique ce soit (…). Mais je crois qu’une fois que nous reconnaissons, pour ainsi dire, que ce statut ontologique est produit, désavoué, suspendu par différents types de régimes discursifs institutionnalisés, la question est de savoir comment nous mobilisons ces régimes, et dans quel but« .

Judith Butler, Humain inhumain. Le travail critique des normes. Amsterdam, 2005, p. 51.

 

Nelson Goodman : faire des mondes

Le philosophe américain Nelson Goodman a suggéré que le monde s’appréhende comme un ensemble de mots et de symboles. Au lieu d’être un donné, le monde se présente comme une construction, ou plutôt une perpétuelle reconstruction au gré de la culture et de l’histoire des humains. Parmi eux, les philosophes, les scientifiques et les artistes procèdent activement à sa « reconception » et en proposent différentes versions.

A propos de la relation ente le monde réel et la fiction, dans le roman, Tiphaine Samoyault (dans la revue Romantisme 2/2007, n° 136, p. 95-104) écrit :

La question, dès lors, n’est plus : de quoi est fait ce monde ? mais : est-ce un monde ? ou bien quand y a-t-il monde ? À saisir le problème en terme de fiction, on est toujours pris dans une logique de la différence ou de la distinction qui rend la notion de monde soit analogique, soit inadéquate. La pensée de Nelson Goodman [1] semble confirmer cette hypothèse puisque les « versions » du monde offertes par la fiction ne sont mondes que par différence. Mais l’intérêt de la réflexion de Goodman pour la catégorie de roman-monde tient au fait qu’il insiste sur la capacité référentielle de ces mondes et sur leur fonction pour la connaissance. « Qu’elle soit écrite, peinte ou agie, la fiction ne s’applique alors véritablement ni à rien, ni à des mondes possibles diaphanes, mais aux mondes réels, quoique métaphoriquement. »  Elle participe en cela à la construction de mondes réels. En dégageant la fiction de la question du possible, Goodman permet de penser le roman-monde non comme celui qui veut livrer une représentation totale du monde, ni comme celui qui tente de relayer cette totalité impossible par la construction d’un monde parfaitement autonome dans le langage, mais celui qui contribue à construire (to make) le réel, c’est-à-dire la connaissance que l’on peut avoir du monde. La fiction n’est pas le monde, mais une manière de faire monde quand par « faire monde », il faut entendre la mise au jour d’une compréhension, d’une vérité d’ordre métaphorique.
URL : www.cairn.info/revue-romantisme-2007-2-page-95.htm.

A côté du roman, de la fiction, la recherche est une autre façon de faire monde, de construire la réalité, avec ses instruments conceptuels visant à produire une vérité d’ordre scientifique. (Voir aussi la distinction entre la réalité et le monde chez Boltanski (De la critique, Gallimard, 2009, p. 93)

Voir aussi : Nelson Goodman : La fabrique des mondes 
http://www.seroux.be/spip.php?article181


[1] Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, trad. de l’anglais par Marie-Dominique Popelard, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992. (Paris, Gallimard, 2007)

penser hors de la hiérarchie

« si nous ne comprenons pas clairement que nous voulons remettre en cause une certaine hiérarchie et si nous n’analysons pas la hiérarchie de façon non seulement à la renverser, mais même à penser en dehors d’elle, nous resterons prisonniers des termes mêmes de cette hiérarchie ».

Pierre Vesperini. Retour sur les “mains de l’intellect” (27/11/ 2013)

http://lieuxdesavoir.hypotheses.org/1255

 

Quatre citations : qu’est-ce que l’homme, l’individu ?

« Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ».

K. Marx. Ad Feurbach, 1845.

« nous assistons à chaque instant à ce prodige de la connexion des expériences, et personne ne sait mieux que nous comment il se fait puisque nous sommes ce noeud de relations. »

M. Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception. Gallimard. 1945. Avant-propos, p. XVI.

 » L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. »

J.P. Sartre. L’existentialisme est un humanisme. Gallimard, 1996. p. 51. (Première édition Nagel, 1946)

« L’individu n’est au fond que l’intersection de composantes institutionnelles. Même ses rêves sont institutionnels, branchés sur des films, des séquences télévisuelles ; tout cela, c’est de l’institution ! »

Félix Guattari. Qu’est-ce que l’écosophie ?
Lignes IMEC, 2013 (1985), p. 228.

Guattari sur « les modes de production de subjectivité »

 

Dans un entretien pour la revue Transversales, en 1992 (?), publié dans Qu’est-ce que l’écosophie ? (Lignes IMEC. 2013), à une question sur les formes que pourrait prendre le pôle progressiste (les tentatives d’émancipation), Guattari répond :

« Il est tout à fait susceptible d’emprunter des habits anciens coupe Staline ou coupe Mao ou de se colorer de diverses manières d’utopisme à la recherche d’un nouveau contrat social ou d’un nouveau contrat cosmique… » (…)

Au détriment, encore une fois de la singularité, de la spécificité des positions subjectives. Et pourtant je pense que ce n’est pas à partir d’un tel recentrement sur le social-idéologique que pourra s’opérer un véritable mouvement de libération sociale, mais plutôt à partir de la prise en compte de ce que j’appelle globalement : les modes de production de subjectivité. Le recentrement devra se faire à un niveau éthique qui est celui de la resingularisation des pratiques sociales et des pratiques individuelles, des pratiques de construction de soi-même. En ce sens on passera d’un paradigme qui se voulait scientifique aux différentes époques et sutures du socialisme, à un paradigme plus éthico-esthétique, c’est à dire plus axé sur la création de soi-même, de son rapport au corps, au monde, à l’autre… Ce rapport à l’autre est fondateur d’une éthique que j’ai baptisé écosophie. Cette éthique ne concerne pas seulement l’altérité humaine toute constituée, le rapport aux individus, aux semblables, mais la prise en compte du dissemblable, du dissensus, de la différence dans l’ordre humain, animal, végétal, et le rapport au cosmos, aux valeurs incorporelles telles que la musique, les arts plastiques, etc. » (p. 280-281).

Gilbert Simondon (1924- 1989)

D’après l’introduction de « L’individuation psychique et collective », paru en 1989 et réédité en 2007, avec une préface de Bernard Stiegler.

Simondon part du problème de l’ontogénèse (la constitution de l’être individuel). Il remarque que la plupart des théories philosophiques s’intéressent surtout à l’individu constitué. Il propose au contraire de considérer comme primordiale l’opération d’individuation.  Il écrit : « L’individu serait alors saisi comme une réalité relative, une certaine phase de l’être qui suppose comme elle une réalité préindividuelle, et qui, même après l’individuation, n’existe pas toute seule, car l’individuation n’épuise pas d’un seul coup les potentiels de la réalité préindividuelle, et d’autre part, ce que l’individuation fait apparaître n’est pas seulement l’individu, mais le couple individu-milieu. » (p. 12). Dans cette conception, le devenir est une dimension de l’être. L’individu est un être en devenir et un être en relation. Il n’est ni stable, ni isolable de son milieu.

« L’être concret, ou être complet, c’est à dire l’être préindividuel est un être qui est plus qu’une unité. » (p. 13).   »L’unité et l’identité ne s’appliquent qu’à une des phases de l’être, postérieure à l’opération d’individuation  (…) elles ne s’appliquent pas à l’ontogénèse entendue au sens plein du terme, c’est à dire au devenir de l’être en tant qu’être qui se dédouble et se déphase en s’individuant. » (p. 14).

« Le vivant conserve en lui une activité d’individuation permanente : il n’est pas seulement résultat d’individuation, comme le cristal ou la molécule, mais théâtre d’individuation. » (p. 16).

« Le vivant résout des problèmes, non pas seulement en s’adaptant, c’est à dire en modifiant sa relation au milieu (…), mais en se modifiant lui-même, en inventant des structures internes nouvelles… » (p. 17).

« Le psychisme est poursuite de l’individuation vitale chez un être qui, pour résoudre sa propre problématique, est obligé d’intervenir lui-même comme élément du problème par son action, comme sujet ; le sujet peut être conçu comme unité de l’être en tant que vivant individué et en tant qu’être qui se représente son action à travers le monde comme élément et dimension du monde.  » (p.19).

Mais le psychisme ne peut se résoudre au niveau de l’être individué seul : il est le fondement de la participation à une individuation plus vaste, celle du collectif. (…) Au collectif pris comme axiomatique résolvant la problématique psychique correspond la notion de transindividuel. » (p. 22).

« Nous entendons par transduction une opération physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration du domaine opérée de place en place.  »

« L’opération transductive est une individuation en progrès »

« La transduction est l’apparition corrélative de dimensions et de structures dans un être en tension préindividuelle ». (p. 25).