Walter Benjamin la défaite des politiciens

 

« A l’heure où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, à l’heure où ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions libérer l’enfant du siècle des filets dans lesquels ils l’ont entortillé. Le point de départ est que la foi aveugle de ces politiciens dans le progrès, leur confiance dans « le soutien massif de la base » et, finalement, leur adaptation servile à un appareil politique incontrôlable n’étaient que trois aspects d’une même réalité. »

 

Walter Benjamin Sur le concept d’histoire, Oeuvres III, traduction Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, Folio essais (p.435)

 

La colonialité (M-A. Paveau)

La colonialité désigne une forme de pouvoir colonial qui s’est maintenu après les décolonisations politiques et économiques du XXe siècle, qui est fondateur de la modernité européenne et qui affecte toujours la vie des individus même libres et vivant en régime démocratique. En cela la colonialité se distingue du colonialisme qui désigne l’ensemble des situations coloniales effectives installées par des états européens jusqu’aux années 1960, marquées par la privation de liberté et l’exploitation de certaines catégories d’humain.e.s. [...]

Les effets du pouvoir sont également mentaux, culturels, intellectuels : il existe donc une colonialité du savoir, notion largement traitée dans l’ouvrage collectif La Colonialidad del Saber (Lander ed. 1993) et les travaux de Ramon Grosfoguel. Elle désigne le fait que les savoirs autochtones, englobant d’une part les modes et les formes de rapport au savoir et d’autre part les corps de savoirs constitués (connaissances médicales ou botaniques par exemple), ont été détruits par les colonisateurs, et remplacés par les savoirs européens. Considérés comme vrais, validés par la science occidentale, et donc supérieurs aux savoirs autochtones, ces derniers sont réputés universels et applicables quel que soit le contexte, à partir d’une « épistémologie du point zéro » (notion proposée par Santiago Castro-Gomez). Lire la suite

Rancière : littérature, sciences sociales et politique

Car c’est toujours de cela qu’il est question dans les fictions avouées de la littérature comme dans les fictions inavouées de la politique, de la science sociale ou du journalisme: de construire avec des phrases les formes perceptibles et pensables d’un monde commun en déterminant des situations et les acteurs de ces situations, en identifiant des évènements, en établissant entre eux des liens de coexistence ou de succession et en donnant à ces liens la modalité du possible, du réel ou du nécessaire. L’usage dominant pourtant s’attache à les opposer. [...]

Il est légitime, en revanche, de donner toute leur fonction heuristique aux transformations de la rationalité fictionnelle, et notamment aux transformations des formes de constitution des sujets, d’identification des évènements et de construction de mondes communs qui sont propres à la révolution littéraire moderne. En un temps où la médiocre fiction nommée « information » prétend saturer le champ de l’actuel avec ses feuilletons éculés de petits arrivistes à l’assaut du pouvoir sur fond de grands récits d’atrocités lointaines, une telle recherche peut contribuer utilement à élargir l’horizon des regards et des pensées sur ce qu’on appelle un monde et sur les manières de l’habiter.

 

Jacques Rancière : Les bords de la fiction, Seuil, 2017, p. 13-14.

 

Bernard Lubat et les politiques d’Uzeste

A un moment de mon parcours, j’ai pensé que ma place, celle à partir de laquelle je pouvais apporter quelque chose à la dynamique d’émancipation, était nécessairement liée à cette position rurale minoritaire (Lubat 2015).

Aussi, son idée fut de faire d’Uzeste un lieu au sens où l’entend Edouard Glissant, i.e. un espace de questionnement tant esthétique que politique, ouvert sur le Tout-Monde.

Nous essayons de montrer qu’une vie n’est bien remplie que si l’on comprend qu’il faut toute une vie durant s’y apprendre, s’y cultiver, s’y interroger, s’y instruire, s’y critiquer, s’y inventer sans cesse de la naissance à la mort. (Lubat 2015).

Fabien Granjon, Notes liminaires, dans J. Denouël et F. Granjon Politiques d’Uzeste. Critique en étendue. Tome 2, éditions du commun, 2019.

Monedero : reconstruire un espace d’émancipation

« Nous sommes des professeurs de science politique ce qui signifie que tout ce que nous pensons, tout ce que nous disons et tout ce que nous faisons sont liés. Qu’est-ce qui alimente quoi ? Lorsque je lis quelque chose, ça me paraît intéressant parce que ça fait à écho à des situations auxquelles j’ai été confronté. »

Podemos ne voulait pas réinventer la gauche mais reconstruire un espace d’émancipation. Entretien avec Juan Carlos Monedero

Laura Chazel juin 14, 2017, à lire sur le site de Le vent se lève :

lvsl.fr/6278-2

la promesse de la modernité n’est plus crédible (Hartmut Rosa)

Bien sûr, d’une certaine façon, la modernité n’a jamais tenu ses engagements (…). Et le « grand compromis » consistant à accepter l’hétéronomie dans sa vie professionnelle pour obtenir l’autonomie dans sa vie de famille n’a jamais vraiment fonctionné non plus, comme l’a montré Charles Taylor. Néanmoins, le système moderne de privatisation éthique, de capitalisme économique et de politique démocratique a réussi à maintenir le rêve en vie jusqu’au dernier tiers du XXe siècle : la promesse d’une « existence pacifiée », pour reprendre le terme de Marcuse, était crédible en ce qui concerne l’attente d’une croissance économique forte, du progrès technologique, du plein emploi, de la diminution des horaires de travail et de l’existence d’un État-providence en extension. L’histoire pouvait toujours être interprétée comme tendant vers un point auquel la lutte économique (quotidienne), le combat pour la survie et la compétition sociale perdraient leur pouvoir déterminant sur notre forme de vie individuelle et collective. (…)

On l’aura compris, ma thèse est que cette promesse n’est plus crédible dans la « société de l’accélération » moderne tardive. Le pouvoir de l’accélération n’est plus perçu comme une force libératrice, mais plutôt comme une pression asservissante.

 

Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte/Poche, 2014, p. 108-109.

Daesh nous empêche de voir que la question majeure est politique

Interview de Roland Gori publié le 21 juillet 2016 sur www.politis.fr

Politis : Comment analysez-vous ce qu’il s’est passé à Nice la semaine dernière ?

Roland Gori : La prudence serait de dire qu’on ne sait pas. Que l’on a besoin de temps pour préciser les données à recueillir par des enquêtes, et de temps pour une analyse multidimensionnelle mobilisant la pensée. Nous avons besoin de temps pour penser ce qui nous arrive, et comment nous en sommes arrivés là. (…). Or, les dispositifs d’information et d’analyse sont eux-mêmes atteints, corrompus par les dérives de la « société du spectacle », du « fait divers » qui permet la marchandisation des émotions et des concepts. Cela n’est pas acceptable moralement et politiquement car cela détruit aujourd’hui les bases sur lesquelles se fondent nos sociétés et participe à fabriquer les tragédies que nous traversons. C’est le fonds de commerce de nos ennemis et de leurs alliés objectifs, et de leurs comparses involontaires.

Quelle est la responsabilité des médias ?

Les médias ont une grande responsabilité dans cette affaire : ils participent à la « star académisation » de passages à l’acte criminel, (…) réalisés par des personnalités plus ou moins pathologiques n’ayant aucun rapport personnel avec leurs victimes. Ce qui ne veut pas dire que tous ces meurtres relèvent de la même économie, que tous sont commis par des psychopathes ou des psychotiques. Certains sont authentiquement politiques, d’autres appartiennent au fanatisme « religieux », d’autres encore aux réseaux « mafieux » qui a fait du terrorisme l’occasion de nouvelles affaires rentables.

L’habillage idéologique ou religieux est plus ou moins décisif, déterminant selon les cas (…). Daesh « ramasse » tout, cela sert son entreprise de déstabilisation de l’Occident en frappant le « ventre mou » de l’Europe, en espérant ainsi favoriser les tensions intercommunautaires. (…) Lire la suite

Une société « paradoxante »

« Les changements auxquels nous assistons depuis quelques décennies conduisent à une exacerbation des contradictions, une radicalisation des enjeux, un bouleversement des représentations, dont le sens échappe aux paradigmes habituellement utilisés par les sciences économiques et les sciences sociales (…)

Cet ouvrage se propose d’explorer la genèse et la mise en oeuvre de cet ordre paradoxal : pourquoi et comment les contradictions se transforment en paradoxes, comment les individus et les groupes réagissent à ce mécanisme qui parait global, quelles sont les formes de résistance qu’il suscite, les réactions défensives qu’il entraine et les mécanismes de dégagement pour « s’en sortir ».

V. de Gaulejac et F. Hanique : Le capitalisme paradoxant,Seuil, 2015, p. 16

« Persister dans le récit » C. Salmon

 

« Persister dans le récit », entretien avec Christian Salmon à propos du Parlement International des Écrivains

http://remue.net/spip.php?article906

Pourquoi se met-on à dire « nous » d’un coup ? C’est exorbitant. C’est comme ça au Parlement. Il y a des rencontres et des séparations, des gens qui arrivent et des gens qui s’éloignent. Aucune représentativité. Ni quotas, ni parité. Ce n’est pas l’ONU des écrivains, ni même une ONG humanitaire. C’est un espace d’écoute et de rencontre entre des individus non désignés qui ont choisi de poser certains actes et de faire certaines expériences. On n’adhère pas au Parlement et on ne peut donc en être exclu. Pas de membership ni de cotisation. Le Parlement international des écrivains n’est pas une liste de noms ; grands ou petits talents, tirages, ambitions. C’est un espace de rencontre et d’écoute, une chambre d’échos où l’on entend des voix. Un espace cela ne veut pas dire un territoire, un siège, des statuts ; c’est aussi bien un intervalle, un espacement, entre les langues, les cultures, les frontières… quelque chose qui chevauche, à cheval justement entre le « je » clos sur lui-même et le « nous » noyé des foules, des nations, des religions.

Aujourd’hui quand on s’avance dans l’espace public il vaut mieux avoir un « je » quelconque à présenter. C’est la logique de l’identification non pas policière mais médiatique. La légitimité de ce qu’on énonce ou annonce est fonction de la consistance médiatique (pardon de cet oxymoron) du « je ». Le « je » n’est plus haïssable. Le « je » est devenu adorable. (…) Cette surexposition du « je » est l’aboutissement du processus de marchandisation culturelle. Sur le marché culturel, il faut pouvoir être reconnu et identifié. Avoir un nom, sa marque. Il faut tendre le « je » sinon la patte. Sinon les médias s’énervent. Qui êtes-vous ? D’où parlez-vous ? Vous n’avez pas de noms à présenter ? Vous n’avez pas de déclaration à faire à la presse ? Voilà les questions de l’inquisition médiatique ! Octavio Paz dit quelque part : « Nous ne marchons pas seulement au milieu des ombres. Nous sommes des ombres. » Pour écouter et pour entendre, il faut devenir ombre ! Des ombres qui se déplacent guidées par des voix. À la recherche des voix. C’est vrai des individus. C’est aussi vrai des agencements collectifs.

(…)

Contre les épidémies thématiques que propagent les médias dans leur gestion du stress mondial, on ne saurait se fixer d’autres objectifs que d’habiter autrement ce monde, de le peupler ou de le repeupler d’autres récits ; donner à lire et à entendre d’autres voix, celles qui sont précisément « sans voix » ou inaudibles dans le brouhaha du grand marché culturel, faire cohabiter et se rencontrer autrement les langues et les poétiques, faire converger récits et expériences, écritures et oralités… Il ne s’agirait pas tant de résister (à la globalisation, au néolibéralisme, à l’impérialisme) que d’insister, de persister dans le récit.

 

Transformer son indignation sociale en capacité politique

« Nous étions fatigués d’être fatigués. Alors, nous nous sommes mis en marche. (…)

Nous avons compris que le luttes d’hier ont créé les droits d’aujourd’hui et que les luttes d’aujourd’hui créeront les droits de demain. Nous avons compris que nous avions fait un grand pas en avant en nous indignant, mais nous nous sommes aussi rendu compte que cela ne suffisait pas. Le deuxième pas était plus compliqué : il nous obligeait à nous organiser, à remettre en cause le sens commun. (…)

Ils nous ont dit que nos emplois avaient été détruits, mais sans nous expliquer que si tout cela était arrivé, c’était à cause de leur cupidité. Ils nous ont jetés à la rue de manière brutale. Ils ont beaucoup tiré sur la corde. Mais nous n’avions pas encore de récit capable de rendre compte de ce qui se passait. Quand ils te jettent à la rue, le mieux que tu puisses faire, c’est de t’approprier la rue. Mais aussi les places. (…) Alors, nous avons décidé de faire de la politique, mais pas comme eux. Nous avons changé les règles. (…) Désormais, les gens allaient prendre leurs décisions et écrire leur propre histoire.

Et parce que nous avons confiance dans les gens, une confiance a commencé à prendre corps autour d’un nouveau récit. La peur a changé de camp. (…) et dans les rues, sur les places, la rencontre a eu lieu entre travailleurs urbains, classes moyennes appauvries, étudiants sans avenir, personnes scandalisées par la corruption, retraités ruinés par les affaires frauduleuses des banques, personnes âgées qui doivent prendre en charge leurs enfants ou petits enfants, écologistes désespérés par la menace de mort qui pèse sur la planète, immigrants stigmatisés, femmes soumises à la féminisation de la pauvreté, lutteurs de toutes les vieilles batailles, jeunes qui ont commencé à soupçonner qu’on les trompait… tous ensemble ont commencé à construire un nouveau récit. (…)

Construire un récit, c’était le premier des enjeux qui a pris forme peu à peu pendant que nous étions au combat : appeler les choses par leur nom, dire voleur au voleur et corrompu au corrompu, signaler les coupables dans les lieux où ils jouissent de leur bien être, (…) cesser de déléguer les affaires collectives… Le peuple seul sauve le peuple : cela n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui (…)

Nous avons jeté une pierre dans l’étang. Et les vagues ont rencontré le peuple éveillé. »

J. C. Monedero : Prologue. Aux européens, in Podemos. Sûr que nous pouvons ! Indigènes éditions. 2015. Traduction de Claro que podemos. Ed. Los libros del lince. 2014. Sous la direction de A. Dominguez et L. Gimenez.