L’art de lire (M. de Certeau et C. Jacob)

« Lire, c’est pérégriner dans un système imposé (celui du texte, analogue à l’ordre bâti d’une ville ou d’un supermarché » (De Certeau, 1990, p. 245). Dans sa brièveté, la proposition de Michel de Certeau a la force d’une évidence, mais aussi d’une provocation. (…) La lecture serait marche et démarche dans un espace organisé et construit, un espace dont l’organisation préexisterait au parcours et serait indépendante de la volonté comme de l’existence du marcheur. Le texte comme lieu disciplinaire, comme lieu de contrainte : espace encadré, balisé, arpenté, un espace transformé en système et imposé comme allant de soi (…).

« Pérégriner » se dit de qui voyage en pays étranger, loin de chez soi. C’est le voyage du pèlerin et, dans une perspective plus large, le cheminement même d’une vie, qui invente un itinéraire singulier, mais signifiant dans ce monde ici-bas. Le lecteur chemine dans un texte en venant d’ailleurs, en étranger, et donc en découvreur, en aventurier. Lire, c’est s’aventurer en terrain inconnu, même lorsqu’il est présupposé familier, c’est aussi cheminer pour un temps dans un texte, c’est à dire y entrer et, en principe, en ressortir, quitte à y revenir. (…)

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Pépins de réalités

Je lis « Pépins de réalités » de Michel Vézina (éditions Tête première, 2016). J’ai rencontré Michel Vézina ce samedi 4 mars au séminaire des Fabriques de sociologie à St Denis. Il était venu avec son camion librairie. J’ai dû partir avant la fin de l’après-midi et je n’ai pas pu assister à son « intervention », mais j’avais acheté son livre que j’ai commencé à lire dans le train. Un livre d’un genre inclassable « entre roman, essai, récit et poésie – qui questionne les nouvelles formes de description du réel… » selon la quatrième de couverture. Deux extraits :

« S’immiscer dans les interstices de notre monde lisse. Doucement agrandir les fissures qui pourront peut-être un jour devenir des crevasses et faire se fendre les certitudes. L’idée, en tout cas celle d’interstice, est de Pascal Nicolas Le-Strat. (Puis une longue citation du livre de Pascal « Le travail du commun » dont je ne retiens ici qu’une partie)

Nombre d’expériences et parmi les plus créatives et les plus radicales finissent par rentrer dans l’ordre, par le fait d’une lassitude qui emporte les meilleures volontés ou d’une institutionnalisation qui, insidieusement, assimile et phagocyte le processus expérimental. L’interstice a vécu ; ses perspectives se referment, se restreignent. Il n’existe aucune initiative qui ne soit assimilable, aucun projet qui ne soit récupérable. Rien dans leur définition ou dans leur constitution ne saurait les protéger. Seuls leur mouvement d’autonomisation, leur ingéniosité et leur intelligence des situations leur permettent de résister… »

« Souvent je me dis que je devrais tout simplement ne faire que lire. »

(Michel Vézina  Pépins de réalités, éditions Tête première, 2016, p. 82-83) Lire la suite

le rapport à l’écrit et le goût

« Ce qui se manifeste dans le rapport aux textes que je lis ne serait autre que les traces du monde social dont je suis issue, monde composé de mes expériences successives, des marques qu’elles ont imprimées en moi et de leur entrelacs mouvant, que l’on nomme notre goût.

Ce qu’on nomme notre goût ne nous est donc pas singulier : il est le résultat visible de la multiplicité de nos expériences, de la singularité de l’agencement de multiples influences pour chacun de nous. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas,en effet, pour la simple raison qu’ils sont le résultat patiemment construit de trajectoires singulières, d’entrecroisement d’expériences, de nostalgies et de figures d’autorité. »

Claire Aubert, Des gestes de lecteurs. éditions du commun, 2016 (p.29)

nous sommes faits de mots

« Nous sommes des créatures qui lisons, nous ingérons des mots, nous sommes faits de mots, nous savons que les mots sont notre mode d’existence en ce monde, c’est par les mots que nous identifions notre réalité et au moyen des mots qu’à notre tour nous sommes identifiés ».

Alberto Manguel, Le voyageur & la tour, Actes Sud, 2013 (p. 140), cité par Claire Aubert, Des gestes de lecteurs, éditions du commun, 2016 (p. 17)

chercher un visage ami

« C’est comme quand vous êtes dans la foule et que vous cherchez un visage ami, pas n’importe qui, justement pas, un ami, un visage qui soit celui d’un ami, un visage dans le regard de qui il soit possible de plonger le regard, et de se tenir. Plonger son regard dans un texte, c’est comme plonger dans le regard d’un autre, non ? Et accéder à la dimension que nos corps ne disent pas. »
Extrait de : Vingt-trois minutes pour ne pas devenir fou (3)
Isabelle Pariente-Butterlin _  le 11 décembre 2013.

http://www.auxbordsdesmondes.fr/spip.php?article1759

Un texte dans lequel on plonge, et qui nous tient, nous aide à tenir ou à savoir à quoi l’on tient. Souvent les textes d’Isabelle… la profondeur de son regard, sur le monde… sont comme le visage d’un ami