Emmanuel Hocquard : le livre, la phrase, la pensée

 

L’expérience en question concerne penser et écrire à plusieurs. Ca va contre toutes les habitudes. Et [...] ça remet en question, pour une bonne part au moins, un des sacro-saints piliers de notre culture : le livre. Nous aurons donc à examiner de très près la notion de livre. Nous aborderons la question par le biais du format-livre. Qu’est-ce que ce «format» permet et (surtout) qu’est-ce qu’il interdit. Notre expérience portera sur quel format inventer pour parvenir à faire ce que le format-livre nous interdit de faire ? (p. 51-52)

La phrase est à sens unique (comme certaines rues). L’ordre des mots y est prédéterminé. Le temps y est réglé par la conjugaison et la concordance des temps. [...]

L’auteur de la phrase est extérieur à la phrase, même s’il peut s’y représenter (à l’aide des noms et des pronoms), de même que le peintre est extérieur à son tableau. Il se tient hors limites (ou hors champ).

La phrase n’est pas seulement cette façon d’organiser le langage, elle est une façon d’organiser la pensée, dans les frontières qu’elle impose. (p. 59).

 

Emmanuel Hocquard Le cours de Pise. P.O.L 2018

 

 

 

 

 

Walter Benjamin : la grâce des lucioles (G. Didi-Huberman)

A l’époque-même – de 1933 à 1940 – où Walter Benjamin évoquait cette possibilité d’« organiser le pessimisme » par la ressource de certaines images ou configurations de pensée alternatives, la vie quotidienne ne lui était certes pas de tout repos. Peut-on imaginer ce qu’était la vie de ce juif allemand « sans ressources », en fuite perpétuelle devant l’étau qui se resserrait autour de lui ? [...]

Benjamin sut « organiser son pessimisme » avec la grâce des lucioles, cherchant par exemple, entre le théâtre épique de Bertold Brecht et la dérive urbaine des poètes surréalistes, entre la Bibliothèque nationale et le Passage des panoramas cet « espace d’images » capable de contredire la police – les terribles contraintes de sa vie.

 

Georges Didi-Huberman : Survivance des lucioles, Editions de Minuit, 2009, 110-111.

 

 

 

la pensée se coule dans les mots

La langue permet de saisir la culture d’une population  à un moment donné, car la pensée se coule dans les mots, or les saisies du monde qui s’opèrent à travers chaque langue ne se ressemblent pas. « Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. » (Benveniste, E. Problèmes de linguistique générale, tome 1. Gallimard, 1966, p. 25). La confrontation des langues est donc instructive, non seulement pour connaître le passé, mais aussi pour mieux comprendre des catégories de pensée dont on continue à se servir chaque jour…

Todorov, T. Lire, écouter, voir. Robert Laffont, 2018, (p. 398)

L’artiste et le scientifique (J. Dewey)

L’étrange notion qui veut qu’un artiste ne pense pas et qu’un chercheur scientifique, lui ne fasse que cela est le résultat de la conversion d’une différence de tempo et d’accentuation en une différence de genre. Le penseur connait un moment esthétique lorsque ses idées cessent d’être uniquement des idées et deviennent les significations collectives d’objets. L’artiste a ses propres problèmes et réfléchit au fur et à mesure qu’il travaille. Mais sa pensée est incarnée dans l’objet de façon plus immédiate. Parce que ses objectifs sont par comparaison plus éloignés, le scientifique opère avec des symboles, des mots et des signes mathématiques. L’artiste élabore sa pensée au travers des moyen d’expression qualitatifs qu’il emploie, et les termes par lesquels elle s’exprime sont si proches de l’objet qu’il fabrique qu’ils viennent directement se confondre avec lui.

 

J. Dewey L’art comme expérience, 1934, Gallimard, Folio Essais, 2010, p. 49.

 

écrire

« Ecrire, c’est un mode de pensée à l’œuvre qui transforme en profondeur celui qui écrit, un mode de pensée qui humanise. Ecrire, c’est par l’imaginaire décaler son regard, c’est mettre en mots le monde, c’est se rendre lucide sur les maux du monde et ses propres maux. C’est apprendre à différer, à apprivoiser l’autre, à surseoir à ses pulsions… Ecrire, c’est se construire en tant que sujet qui pense. »

Yves Béal

http://www.questionsdeclasses.org/?Ecrire-Ecrire-ensemble-pour-vivre

Une citation de Charles Juliet

A propos d’une citation de Descartes, l’écrivain nous donne une assez belle définition de ce qu’est une pensée réflexive et critique qui, notamment dans la dernière phrase, est très proche de ce que j’appelle « translaboration ».

 

« Descartes (…) Que nous dit-il ? Il nous dit cette chose essentielle :  » Il faut trouver la source et se transformer soi-même. » Or trouver la source, c’est remonter à l’origine de la pensée. C’est faire en sorte que celle-ci pénètre en elle-même, élucide sa propre activité, et pour finir, s’affranchisse de ce qui la conditionne. Si ce travail de récurage est effectué – il est toujours à reprendre et ne doit jamais cesser – alors survient cette mutation qui donne sens à la vie.

Ceux qui font profession de penser, s’ils veulent penser par eux-mêmes, ils doivent conquérir cette liberté qui ne s’obtient que lorsque la pensée se dégage de ce qui la détermine. Ce n’est que dans ces conditions qu’elle peut tendre à l’objectivité, à l’universel.

L’étrange est que très peu d’êtres éprouvent le besoin de déconditionner leur pensée et de se transformer. Se transformer pour devenir pleinement soi-même. Et ainsi passer du moi au soi. Aller vers toujours plus de lucidité, de conscience, d’ouverture, de compassion, de présence à soi-même et aux autres… »

Charles Juliet, Apaisement. Journal VII. 1997-2003. POL. 2013. (p. 74)

 

Avec une nuance peut-être : je ne crois pas que la pensée puisse se dégager totalement de ce qui la détermine ; elle peut seulement en prendre conscience, au moins pour une part, et tenter de prendre un peu de distance, de recul, par rapport aux implications de celui qui pense. La pensée reste toutefois toujours située (localement et historiquement) et impliquée. Elle peut « tendre à l’objectivité, à l’universel », mais elle reste peu ou prou subjective et singulière, comme toute parole humaine.

une vieille pensée sur la pensée

 L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée.

B. Pascal