L’art de lire (M. de Certeau et C. Jacob)

« Lire, c’est pérégriner dans un système imposé (celui du texte, analogue à l’ordre bâti d’une ville ou d’un supermarché » (De Certeau, 1990, p. 245). Dans sa brièveté, la proposition de Michel de Certeau a la force d’une évidence, mais aussi d’une provocation. (…) La lecture serait marche et démarche dans un espace organisé et construit, un espace dont l’organisation préexisterait au parcours et serait indépendante de la volonté comme de l’existence du marcheur. Le texte comme lieu disciplinaire, comme lieu de contrainte : espace encadré, balisé, arpenté, un espace transformé en système et imposé comme allant de soi (…).

« Pérégriner » se dit de qui voyage en pays étranger, loin de chez soi. C’est le voyage du pèlerin et, dans une perspective plus large, le cheminement même d’une vie, qui invente un itinéraire singulier, mais signifiant dans ce monde ici-bas. Le lecteur chemine dans un texte en venant d’ailleurs, en étranger, et donc en découvreur, en aventurier. Lire, c’est s’aventurer en terrain inconnu, même lorsqu’il est présupposé familier, c’est aussi cheminer pour un temps dans un texte, c’est à dire y entrer et, en principe, en ressortir, quitte à y revenir. (…)

Lire, selon Certeau, c’est donc faire acte de subversion, affirmer une liberté : c’est refuser une position de consommateur face à une intentionnalité contraignante et adopter une démarche active, mobile, insaisissable (…). Pourquoi un lecteur décide-t-il d’entrer dans un texte ? Certains lecteurs sont des pérégrins occasionnels qui, une fois le seuil franchi, déambulent au hasard du chemin (…). D’autres sont des voyageurs aguerris, des nomades ou des navigateurs au long cours, engagés dans une quête qui est à elle-même sa propre finalité. D’autres encore sont des « braconniers » ou des prospecteurs, qui, l’oeil averti, suivent à la trace une idée ou une question, de livre en livre, ou en cueilleurs-collecteurs, ramassent ce qu’ils trouvent en chemin.

Christian Jacob « Des mondes lettrés aux lieux de savoir » Les Belles Lettres, 2018, p.259- 261