La colonialité (M-A. Paveau)

La colonialité désigne une forme de pouvoir colonial qui s’est maintenu après les décolonisations politiques et économiques du XXe siècle, qui est fondateur de la modernité européenne et qui affecte toujours la vie des individus même libres et vivant en régime démocratique. En cela la colonialité se distingue du colonialisme qui désigne l’ensemble des situations coloniales effectives installées par des états européens jusqu’aux années 1960, marquées par la privation de liberté et l’exploitation de certaines catégories d’humain.e.s. [...]

Les effets du pouvoir sont également mentaux, culturels, intellectuels : il existe donc une colonialité du savoir, notion largement traitée dans l’ouvrage collectif La Colonialidad del Saber (Lander ed. 1993) et les travaux de Ramon Grosfoguel. Elle désigne le fait que les savoirs autochtones, englobant d’une part les modes et les formes de rapport au savoir et d’autre part les corps de savoirs constitués (connaissances médicales ou botaniques par exemple), ont été détruits par les colonisateurs, et remplacés par les savoirs européens. Considérés comme vrais, validés par la science occidentale, et donc supérieurs aux savoirs autochtones, ces derniers sont réputés universels et applicables quel que soit le contexte, à partir d’une « épistémologie du point zéro » (notion proposée par Santiago Castro-Gomez).

Il ne s’agit pas d’inverser la polarité entre les deux types de savoir, mais de prôner la multiplicité des sources de savoir, ce que Ramon Grosfoguel appelle un pluriversalisme. « La décolonisation du savoir, explique-t-il, implique de prendre au sérieux les perspectives, les cosmologies et les intuitions à l’œuvre dans les pensées critiques du Sud, élaborées depuis et/ou conjointement à des espaces et des corps racialement et/ou sexuellement subalternes » (Grosfoguel 2010 : 120). Dans sa réflexion sur la décolonisation du savoir, Ramon Grosfoguel avance la notion de racisme épistémique, défini comme l’infériorisation des épistémologies non occidentales. La colonialité du savoir implique en effet que les formes d’énonciation du savoir occidental sont supérieures à celles des savoirs locaux considérés comme subalternes ; la notion comporte donc une dimension discursive.[...]

La colonialité touche toutes les dimensions de la vie humaine, politique, épistémologique, existentielle, sociale, culturelle, et participe de toutes les catégories (notamment race et genre) ; à ce titre elle structure les discours, qui construisent la réalité en même temps qu’ils la reflètent. Le discours en effet n’est pas seulement un outil pour communiquer, exprimer des idées et des sentiments ou décrire le monde ; il est aussi, et surtout, un lieu d’élaboration de la vie, de construction des places et des valeurs de chacun.e.

Marie-Anne Paveau, « Colonialité du discours, » in Analyse du discours intersectionnelle, 09/06/2021, https://adi.hypotheses.org/361.