Des lignes et des tissages

« Une brève histoire des lignes, ouvrage (de Tim Ingold) (2007) salué par de nombreux prix et dont la traduction française assurée par Sophie Renaud vient de paraître chez Zones sensibles, repose sur une idée apparemment bizarre, fortement dépaysante mais proprement révolutionnaire : nous avons l’habitude de penser que nous occupons des « places » dans un « espace », que nous sommes entourés d’« objets » et que les connaissances « utiles » sont celles qui nous permettent de prendre l’altitude du « surplomb ». Tout cela, qui nous a été inculqué par la modernisation de nos formes de vie collectives, nous a toutefois fait perdre de vue ce dont se trament concrètement nos existences. Pour mieux habiter notre monde, il faut apprendre à redevenir des « itinérants » (wayfarers) et à percevoir notre monde comme constitué de lignes.

Un monde de lignes

Un monde de lignes se compose d’au moins cinq types d’entités. Les traces sont « des marques durables laissées dans ou sur une surface solide par un mouvement continu ». Il y a des traces additives (écrire à l’encre sur du papier), des traces soustractives (graver son nom au couteau dans un tronc d’arbre), des traces laissées par un passage continu (sur un chemin), par un pliage unique (sur du papier) ou récurrent (les lignes de la main). On parlera de fil pour désigner « un filament d’un certain type, qui peut être entrelacé avec d’autres fils ou suspendu entre des points dans un espace à trois dimensions » ; contrairement aux traces, les fils « ne s’inscrivent pas sur des surfaces » .

La nature est pleine de fils (branches, racines, rhizomes, mycéliums, nerfs) ; le monde humain aussi (cordes, câbles, circuits intégrés, mais aussi veines, nerfs, pilosité). Ces lignes peuvent revenir sur elles-mêmes pour former des nœuds (nœuds routiers, nœuds de cordes des marins, nœuds des brodeurs). Plusieurs fils peuvent s’intriquer pour former des maillages (meshworks), formant les tissus dont sont constitués les organes de notre corps, les paniers en osier ou les vêtements que nous portons.

Ces textures sont un lieu de passage réciproque entre le monde des traces et celui des fils : en effet, une surface, nécessaire au marquage (soustractif ou additif) d’une trace, n’est souvent elle-même qu’une texture composée par l’intrication de multiples fils. Les surfaces tendent à se dissoudre lorsqu’on les appréhende comme tissées de fils ; à l’inverse, leur réalité de maillage s’efface lorsqu’on les traite comme des surfaces. »

Yves Citton & Saskia Walentowitz  Pour une écologie des lignes et des tissages, Revue des Livres, n° 4, mars 2012, p. 28-39.