L’écriture de soi “en ligne” : une pratique automédiale (M. Jahjah)

J’ai récemment découvert, dans un dictionnaire qui vient de paraître (Christine Delory-Momberger, Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Érès, 2019), un concept opportun pour réfléchir à l’écriture dite “en ligne” : l’automédialité. À l’intersection des études autobiographiques et intermédiales, l’automédialité désigne le processus par lequel une personne travaille sur elle-même, développe un “souci de soi” (Pierre Hadot 1), en prise avec un ensemble de formes, de matériaux, de gestes matériels. Pour ses tenants, le rapport à soi est donc inséparable des ressources matérielles, techniques, expressives des supports d’écriture. [...]

Dans ces conditions, [...] quelle serait la plus-value du concept d’automédialité ?

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Je vois principalement deux intérêts à ce concept : d’une part, il nous pousse, monnayant quelques ajustements, à revenir certes à la matière, certes à la parole de ceux et celles qui s’y confrontent, qui tentent de l’habiter (ou qui sont habités par elle), mais peut-être surtout à la manière dont ils/elles trouvent progressivement et provisoirement leurs pratiques, selon le degré d’embrayage du support mobilisé, son degré de légitimation, ses possibles sociaux, narratifs, sémiotiques. Bachelard nous y invitait déjà, se demandant comment la matière nous traverse, nous travaille, libère nos “auréoles imaginaires”. Il s’intéressait alors à un corpus de textes (la poésie, principalement), traquant l’action des éléments convoqués (l’eau, le feu, l’air, l’eau) sur l’écriture même des poètes. Mais l’observation peut être étendue, au-delà des énoncés et des entretiens, aux gestes, aux formes produites, à la réflexivité portée sur elles, aux essais successifs, aux renoncements et à la stabilité toujours provisoire de nos rythmes, pour reprendre un concept de Leroi-Gourhan. Ce qui implique d’avoir une démarche anthropologique (gestes, temporalités, etc.), communicationnelle (supports, formes produites, réflexivité, etc.), sensible (comment le rapport à soi se construit dans l’expérience médiale). Autrement dit : l’automédialité est instructive et précieuse si l’on prend au sérieux son programme de travail.

D’autre part, ce concept nous invite à un déplacement heureux : pas besoin d’une longue observation pour remarquer que l’automédialité sur le web est aussi comédiale [...]

Le scripteur affûte ses outils d’écriture, les choisit en concertation, appelle à l’aide, pense littéralement avec et dans une communauté de pratiques où sont expérimentés, testés, évalués, intégrés une gamme de gestes, de supports, de formes, à mesure qu’il se transforme : choisir un “outil”, c’est en fait choisir une forme expressive qui peut sécréter du sens et me rendre (potentiellement) lisible — avec tous les risques que cela comporte.

1 On a tendance à recourir aux “techniques de soi” de Foucault alors qu’on doit à Pierre Hadot, lu par Foucault, ce concept. Voir Pierre Hadot, La Philosophie comme éducation des adultes. Textes, perspectives, entretiens, Vrin, 2019.

Posté le 4 janvier 2020 par Marc Jahjah

http://www.marcjahjah.net/3743-lecriture-de-soi-en-ligne-une-pratique-automediale