Sandra Lucbert : la langue se charge du service d’ordre

Le contingent de gendarmes est ici superfétatoire : le ligotage se fait ailleurs – très en amont. La langue se charge du service d’ordre. Patrouilles intériorisées, insues – de celles cependant que la littérature peut attaquer.

La naturalisation des énoncés économiques nous a retiré quelque chose. Quelque chose sans quoi notre vie collective est comme posée devant nous – machine qui joue sans qu’on en voie les ressorts ni les plans. Un envoûtement sans cesse reconduit. Par piperie de langage, on nous tient au programme décidé, les questions de finalités sont sorties de la discussion.

Le numéro est éprouvé : les moyens (gestionnaires) séparés de leurs fins (inavouables) finissent par devenir eux-mêmes des fins (indiscutables) – parce que la-rationalité-supérieure-de-l’économie.

On nous assène des verdicts techniques décidés ailleurs -entre techniciens.

Des formules, toujours les mêmes, sont proférées. Dormez, je le veux. Et nous dormons. Marchez, je le veux. Et nous marchons.

On sait les puissances hypnotiques de la langue. Capable de paralyser la volonté ; de tout faire faire et accepter. Rien d’étonnant par conséquent à ce que le langage économique puisse ainsi nous frapper d’impuissance. Ses énoncés opaques nous rapetissent à proportion qu’on n’y entend rien -on nous dit. L’endettement-atteint-120-%-c’est-très-rave, aussitôt nos paupières se font lourdes, nos muscles gourds et nos langues collées.

 

Sandra Lucbert Le ministère des contes publics, Verdier, 2021 (21-22).