Alain Supiot : système juridique et imaginaire normatif de la société

« La pérennité d’un système juridique dépend de sa capacité à relier les conditions concrètes d’existence de la société qu’il régit, avec l’imaginaire normatif qui spécifie cette société. C’est-à-dire de sa capacité à relier son être et son devoir être, et à canaliser la dynamique qu’ils entretiennent mutuellement. Dans la texture du droit s’impriment ainsi tout à la fois ce que les sociétés affrontent, ce qu’elles rêvent et ce qu’elles redoutent. Autrement dit ce qui les fait agir.(…)

Le droit, la science et l’art vont d’un même pas dans une civilisation donnée. Car l’homme marche à la poursuite des images qui l’habitent et le sens de ces images – y compris l’image scientifique – est indissociable du sens de cette marche. Se représentant l’univers comme une horlogerie entièrement soumise aux lois de la physique, l’imaginaire industriel a métamorphosé les ouvriers en rouages d’une vaste machine productive. Suivant les préceptes de Taylor, ils ont été soumis à une organisation dite « scientifique » de leur travail, dont le premier principe était de leur interdire de penser.(…)

La déshumanisation du travail étant considérée comme la rançon du progrès, le droit de l’emploi a institué l’échange de l’abdication de sa liberté par le salarié contre un minimum de sécurité physique et économique. Ainsi, devenu aveugle aux réalités du travail, l’État social est incapable de faire face à leurs transformations. (…)

La révolution numérique va ainsi de pair avec celle qui s’opère en matière juridique, où l’idéal d’une gouvernance par les nombres tend à supplanter celui du gouvernement par les lois. (…)

Les salariés, les entreprises et les États sont aux prises avec un même processus de réification qui, étant humainement intenable, suscitera nécessairement des réponses juridiques nouvelles. »

A. Supiot : Grandeur et misère de l’État social. Collège de France/Fayard, 2013.