David Abram : l’énigme du langage

L’énigme qu’est le langage, fait aussi bien de silences que de sons, n’est pas celle d’une structure inerte ou statique, mais celle d’un champ corporel : évoluant comme un vaste tissu vivant que ne cesse de tisser ceux qui parlent. Merleau-Ponty distingue nettement ici la parole véritable, expressive et celle qui se borne à répéter des formules toutes faites. Cette dernière est à peine une « parole ». Elle ne porte pas vraiment de signification au sein de la trame des mots (…) Elle ne modifie pas les structures préexistantes du langage mais le traite plutôt en tant qu’institution achevée. (…)

De fait, toute parole effectivement signifiante est intrinsèquement créatrice. Elle utilise des mots usuels sur un mode qui ne correspond pas tout à fait à l’usage établi, modifiant donc, même très légèrement, le réseau du langage dans son ensemble. La parole sauvage, vivifiante utilise, de l’intérieur, la matrice interconnectée des gestes et du langage, et soumet l’ensemble de cette structure à une « déformation cohérente ».

Au coeur de tout langage se tient donc la fertilité poétique de la parole expressive. Un langage vivant est continuellement fait et refait, tissé hors du silence par ceux qui parlent…, ce silence qui est celui de nos participations muettes, de notre immersion perceptuelle dans les profondeurs d’un monde animé et expressif. (p. 115).

 

David Abram : Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, Les empêcheurs de penser en rond. La Découverte, 2013. (Traduction de : The Spell of the Sensuous, 1996, traduction Didier Demorcy et Isabelle Stengers)