Fragilité et puissance de la parole

Quelques extraits de :

L’événement de parole: expérience de la voix et construction de soi – Perspectives subjectives, rêveries, cheminement autour de la parole (et du poème)

Nathalie Brillant Rannou

Publié le 5 février 2017 http://autolecture.hypotheses.org/69

« La parole requiert pudeur, prudence, c’est un sujet qui touche au sacré, à l’intime, au plus vibrant de notre identité et de notre relation à l’Autre. (…)

Je voudrais interroger la parole en tant qu’expérimentatrice, en tant que lectrice. Ou plutôt en tant que lectrice qui s’interroge aussi sur la lecture, la littérature, les arts des mots… les arts de … la parole. Je voudrais donc réfléchir à la parole du point de vue de son expérience. Or « faire l’expérience de la parole », qu’est-ce que cela recouvre ? De quoi cela se distingue ? En quoi est-ce désirable ? Redoutable ? Profitable ? Fondateur ? Et de quoi ? De façon plus personnelle et intime je me demande : de quelle parole sommes-nous faits ? Sommes-nous disponibles à la parole, laquelle, lesquelles ? De quelle parole relève notre humanité (quand nous ne sommes pas dans un rapport utilitaire, de pouvoir, de représentation, de marchandage, d’usages truqués entre nous) ?

Il y a bien sûr, ici, un préalable d’ordre éthique : on peut repérer et redouter des paroles manipulatrices, marchandes, dominatrices. La parole (plurielle) qui m’intéresse est une parole fondatrice, ouverte, constructive, fragile aussi. Une parole qui participe de la création, du vivant, une parole qui porte celui qui la profère ou celui qui, en l’écoutant, en devient porteur, co-porteur. Aussi, n’y a-t-il pas de contradiction dans mes propos entre une parole hésitante, inaboutie, et la valeur de cette parole. Fragilité et puissance de la parole vont ensemble. Risque et performance aussi. (…)

(La parole) prend corps à la fois dans la relation, l’altérité et l’activité du lecteur. (…) La parole précède et prolonge les mots qui l’actualisent par moments. Il y a de la parole dans le désir de parole et dans ses traces, telle une vibration.(…)

Les mots dans la ville, susceptibles d’éveiller une expérience poétique chez le promeneur, ont des caractéristiques propres à la parole : ils sont le plus souvent éphémères et fragiles. Le street art rend tangible le rapport de forces dans lequel s’engage toute parole entre le sujet énonçant et le pouvoir dominant. La parole n’est donc pas qu’une affaire spirituelle et intime, elle relève pleinement du politique et du social. Quand elle transgresse un ordre établi, la parole s’expose bien évidemment à l’anéantissement. (…)

Apparaît désormais l’importance de notre responsabilité de récepteurs dans l’accueil et l’avènement-même de la parole. Que nous posions le sujet au niveau spirituel, esthétique, intime ou à l’échelle sociale et politique, la parole, fragile, ne peut éclore qu’en intégrant la possibilité du silence et l’altérité des sujets. D’autre part, la parole est matière et c’est par la matérialité du signifiant, celle que Jakobson qualifie de « fonction poétique du langage », que le récepteur peut en faire un usage sensoriel, poétique et ouvert. (…)

C’est la lecture qui actualise, performe, la parole poétique. La parole devient action, réalisation du lecteur agissant. (…)

J’aime l’idée que la bouche serve à la fois la nourrissante gourmandise, le doux baiser et la parole retrouvée.

Cette rêverie vagabonde autour de la parole nous a conduits tout naturellement aux abords du lyrisme : le chant subjectif, parfois à la frontière des mots, se fait parole dans l’adresse et l’accueil qui la réalisent. Car entre émission et réception, celui qui reçoit la parole est aussi celui qui la porte.

Nous restons frappés par la puissance performative de la parole tout autant que sa fragilité.(…)

Enfin, nous savons que la parole de l’Autre m’aide à construire ma voix. Je ne peux dire JE que si j’ai la parole et que celle-ci circule dans le souffle.

Qu’est-ce qui me permet de prendre la parole ? Un contexte, une présence, l’expérience de l’auctorialité, la reconnaissance de mon texte de lecteur, la constitution d’une subjectivité créative au sein d’une communauté interprétative ouverte.