Le geste de fumer la pipe (V. Flusser)

 

« pourquoi fume-t-on la pipe ? La réponse évidente est : par plaisir. (…) On fume la pipe pour le plaisir d’être obligé d’interrompre sa vie utile et faire des sacrifices inutiles. Mais pourquoi est-ce un plaisir ? Parce que, par une telle interruption et un tel sacrifice, on commence à vivre pour vivre. On vit quand on fume. On exprime son existence par ce geste inutile et couteux. (…) Vivre sa vie, c’est faire des gestes dans lesquels on se reconnaît grâce aux limitations et grâce à leur inutilité, et c’est cela la vie artistique. Elle est donc le contraire d’une vie spontanée : elle est artificielle. Fumer sa pipe est un geste délibéré, artificiel, inutile et couteux. C’est pourquoi il fait plaisir : un plaisir esthétique.

En effet, fumer la pipe est l’un des plus beaux exemples de la vie artistique. Pourquoi, dans ce cas, quand on parle de l’art, ne parle-t-on pas de ce geste ? Parce que, dans notre culture, nous avons oublié de quoi il s’agit dans la vie artistique. Nous avons oublié que l’art est de vivre sa vie au sens de  : se trouver soi-même dans le monde grâce à des gestes dont la structure est imposée, mais qui permettent l’élaboration d’un style, lesquels sont inutiles. Nous l’avons oublié car nos vies ne sont pas informées par les gestes artistiques, mais par les gestes de travail. Nous menons des existences « historiques », c’est à dire : nous ne vivons pas pour vivre, mais pour changer le monde. C’est pourquoi l’art, pour nous, est un geste de travail (chercher à faire une œuvre) ou bien un geste de communication (chercher à informer). Nous avons oublié que ce sont des aspects accidentels de l’art et que son aspect essentiel est la recherche de soi-même. »

Vilem Flusser : Les gestes, nouvelle édition augmentée, Al Dante et AKA, 2014, (p. 86-88)