Flusser : « technicisation » et perte de sens du travail

 

Dans son texte intitulé « Par delà les machines », publié dans la réédition de l’ouvrage « Les gestes » (Al Dante – Aka, 2014), Vilem Flusser évoque une « technicisation du travail » et sa perte de sens.

« Quand la politique et la science se séparent, la technologie s’installe, et quand l’aspect ontologique du travail se sépare de son aspect déontologique, l’aspect méthodologique triomphe. Les questions « Pour quoi faire ? » et « Pourquoi ? » se réduisent à la question « Comment ? ».  (…)

C’est seulement maintenant que l’on commence à percevoir le résultat de l’évacuation du « bien » et du « vrai » par « l’efficient ». On le voit sous des formes brutales avec Auschwitz, les armes atomiques et les diverses technocraties. Mais on le voit surtout dans des formes plus subtiles de pensée telles que l’analyse structurale, la théorie des jeux et l’écologie. Cela signifie que l’on commence à voir que là où l’intérêt se déplace de la politique et de la science vers la méthode, tout questionnement orienté vers les valeurs devient « métaphysique » au sens péjoratif du terme, tout comme la moindre question sur « la chose même ». L’éthique, comme l’ontologie deviennent des discours dépourvus de sens, car les questions que ces disciplines posent ne participent d’aucune méthode, qui autoriserait des réponses. Et là où il n’y a aucune méthode fondant la réponse, la question n’a aucun sens.

À proprement parler, tout travail devient donc impossible. Car si la question « Pour quoi faire ? » n’a pas de sens, le geste de travailler devient absurde. Et de fait, le travail au sens classique et au sens moderne est actuellement remplacé par le fonctionner. On ne travaille plus pour réaliser une valeur, et on ne travaille plus non plus pour valoriser une réalité, mais on fonctionne comme fonctionnaire d’une fonction. Ce geste absurde ne peut être compris sans prendre la machine en considération, car de fait on fonctionne comme fonction d’une machine, qui fonctionne comme fonction d’un fonctionnaire, qui lui-même fonctionne comme fonction d’un dispositif, lequel fonctionne comme fonction de lui-même. » (p. 306-307)

« En réalité, la révolution industrielle aboutit très vite à des agglomération de machines qui sont synchronisées et interconnectées en rétroactions complexes, dans des « dispositifs » donc, et le dispositif montre très vite qu’il faut repenser la machine. Le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle étaient optimistes, car ils se sont refusés à penser la machine de manière radicale à la lumière du concept de dispositif, à la seule exception de la technologie qui a mené à l’automatisation complète, en passant par la chaîne de montage et la rationalisation du processus de travail. » (p. 310).

« Au sens logique, l’homme est un attribut du dispositif (…)

Bien sûr, une telle conception kafkaïenne du dispositif est devenue évidente, et la persistance de l’optimisme moderne et progressiste (que ce soit sous la forme du libéralisme ou sous la forme du socialisme) a acquis quelque chose d’attendrissant. Nous avons en effet fait l’expérience existentielle d’une inversion de la relation préindustrielle « homme-machine » : durant nos activités (le « travail ») comme durant nos occupations de loisir (la « consommation »), nous fonctionnons également comme fonction de nombreux dispositifs. (…) Nous avons appris que nous ne pouvions vivre sans le dispositif et en dehors du dispositif. Et ceci non seulement parce que le dispositif met à notre disposition les moyens corporels et « spirituels » qui nous permettent de survivre, sans lesquels nous sommes perdus, car nous avons oubliés comment on peut vivre sans eux, et pas seulement non plus parce que le dispositif nous protège du monde qu’il dissimule. Mais surtout parce que le dispositif est devenu la seule légitimation et la seule signification de notre vie. Il n’y a rien par delà le dispositif, et toute spéculation qui irait par delà lui, toute spéculation ontologique ou éthique, c’est à dire tout questionnement de la fonction et du fonctionner est devenue « métaphysique » et a perdu son sens. C’est ce que je visais plus haut, quand j’ai utilisé le mot « désespéré ». (p. 311-312).

Vilem Flusser : « Par delà les machines », dans « Les gestes » (Al Dante – Aka, 2014)