Vivre seuls ensemble (Tzvetan Todorov)

(A propos d’Eward Saïd)

Au cours de ces mêmes années (1970) je poursuivais un travail parallèle sur le regard que les ressortissants d’une culture portent sur ceux d’une autre, donc sur l’unité et la pluralité intérieure de l’espèce humaine, travail dont sont issus mes livres La conquête de l’Amérique et Nous et les autres. (p. 26)

L’intellectuel  est d’abord celui qui ne se contente pas d’être le spécialiste de tel ou tel domaine, mais intervient dans la sphère publique, qui parle du monde et s’adresse au monde. (p. 34)

(Et à propos de l’exil) L’homme « dépaysé » qui émerge de cette expérience n’est toutefois pas un autochtone de plus : il ne renonce pas entièrement à son identité antérieure mais participe simultanément de deux cadres de référence, sans s’identifier pleinement à aucun. Cet individu voit chacune de ses cultures à la fois du dedans et du dehors, ce qui lui permet d’échapper à leurs automatismes et de les examiner d’un regard critique. (p. 35)

La Palestine avait cessé d’exister comme entité. Elle avait été déclarée « terre sans peuple » – les palestiniens avaient été niés dans leur identité même et invités et à se penser autrement : en arabes ou en musulmans, en Egyptiens ou en Libanais. Pour une personne comme Said, né à Jérusalem, cette négation revenait à un refus de reconnaitre son existence, une tentative de le nier dans son être même. Pour pouvoir vivre en exilé tranquille – comme moi – Said avait besoin que l’existence de son pays d’origine soit reconnue. On ne peut quitter un pays qui n’existe pas, on ne peut même pas s’en désintéresser. Ce n’est pas la nostalgie du retour au pays qui animait l’engagement de Said ( …) mais la menace qu’on faisant planer sur son identité – on la déclarait inexistante – et un sentiment d’injustice historique. (p. 29)

Pourtant, même si le ton de ses interventions politiques était virulent et tranchant, l’esprit de son engagement était celui de la modération : il savait que l’action politique consiste à réconcilier des intérêts divergents, et exige donc des compromis. Il ne défendait jamais les actions violentes, contrairement à l’image que voulaient donner ses adversaires idéologiques. La seule action concrète dans laquelle in s’était engagé depuis sa démission du « parlement palestinien » avait été la fondation en 1999, avec son ami Daniel Barenboim, d’un orchestre symphonique appelé « le divan occidental-oriental » (…) orchestre composé de jeunes musiciens provenant aussi bien d’Israël que des pays arabes voisins… (p. 32)

Tzvetan Todorov : Vivre seuls ensemble. La signature humaine 2, Editions du Seuil, Coll. Points Essais, 2012.