champ d’intervention et champ d’analyse (Lourau)

« Dans la socianalyse, la pertinence de la distinction entre champ d’intervention et champ d’analyse a été maintes fois testée : elle demeure essentielle, même si bien du travail attende la socianalyse quand il s’agit de traiter les interférences entre les deux champs. (…) Le champ d’intervention comprend tout l’espace-temps disponible aux intervenants en fonction de la commande initiale et des modifications en extension éventuellement produites par l’analyse de la commande et des demandes dans le cours même de l’intervention ; il comprend donc implicitement toute la population directement ou indirectement concernée par la commande. Les frontières de l’espace-temps et de la population sont métastables. Les repères du champ sont pris dans la dynamique qu’ils instaurent. Nous sommes dans le local et ce local (…) subit l’indétermination de la situation, du dispositif que l’on essaie de mettre en place, de l’analyse collective plus ou moins poussée des implications de chacun et tout d’abord des intervenants eux-mêmes. (…)

Le champ d’analyse est le système de référence théorique en tant qu’il se veut opératoire dans une situation de recherche-action qui est avant tout une situation sociale. Dans cette situation, la distanciation n’est pas une posture idéale s’appuyant sur des techniques lentes de consolidation et de vérification des données, mais réside dans l’analyse des implications qui s’actualisent collectivement.(…) Ce qui se dit, ce qui se fait dans la « cuisine » de l’intervention n’est réductible ni à un dialogue entre partenaires, ni à l’application d’une théorie du social à une réalité micro-sociale. Les concepts de commande, de demandes, d’implication, de dispositif, d’autogestion, d’assemblée générale, d’analyseur, de dérangement, de restitution, de transversalité,etc. fonctionnent dans le champ d’analyse comme des repères clignotants.(…) »

(Lourau utilise ensuite la métaphore du store vénitien). « On peut avancer l’hypothèse que dans une situation d’intervention ce qui se passe concrètement entre intervenants et clients est ce qui ouvre, ferme, modifie l’angle d’ouverture des lames du store « champ d’analyse ». Ou, en utilisant l’approche pragmatiste de Dewey, on dira que les implications logiques ou formelles (d’un champ d’analyse) sont secondes par rapport aux implications matérielles ou existentielles. »

René Lourau. Deuxième variation, in Implication/Transduction, Anthropos, (p. 9-11)

 

La critique comme autoconstitution

Dans un chapitre  sur la « gestualité critique » du livre d’Yves Citton « Gestes d’humanités », une section a pour titre : « la critique comme autoconstitution ».  Il y écrit notamment :

« Il est donc bien trop simple d’affirmer que nous sommes ce que nous lisons ou ce que nous mangeons : nous ne nous singularisons que par ce que nous retenons dans ce que nous lisons ou mangeons, par ce que nous en filtrons. Plus précisément encore : davantage que dans les substances que je filtre au sein des flux qui me traversent, mon identité consiste plutôt dans le filtre lui-même, dans le goût (raffiné et toujours en voie de raffinement) qui dirige les discriminations que j’opère autour de moi et en moi.

Le style. Le filtre critique ne constitue pas un geste particulier, mais ce qui me permet de sélectionner certains gestes parmi tous ceux qui me traversent. Mon identité se définit par les gestes dans lesquels je me reconnais. De même que l’état d’attention me permet d’habiter le geste que je suis en train de faire, de même l’attitude critique me permet de « reconnaitre et saisir » certains des gestes qui me traversent, pour en tirer l’occasion de faire progresser mon individuation. »

Yves Citton : Gestes d’Humanités, Armand Colin, 2011, p. 146.

 

Exister par la parole

« Dès lors que nos ancêtres ont vécu dans un milieu où l’on parlait, il est devenu désirable pour chaque individu de prendre place parmi les autres en parlant lui aussi. Comme l’a bien vu Jean-Louis Dessalles, le profit qu’il y a à parler ne s’explique pas seulement en termes utilitaires : il s’agit, en se liant aux autres et en suscitant leur intérêt, de s’intégrer à un cercle existant, d’en former un ou de renforcer son prestige. L’information, en justifiant que l’on dise son mot, et que l’on se montre pertinent, est souvent moins un but qu’un prétexte : en réalité, on désire se faire reconnaître, s’affilier, entretenir un contact. Bref, exister. »

François Flahault, Où est passé le bien commun ? Mille et une nuits, 2011, p. 98.

être et langage

« l’être humain ne saurait accéder à lui-même que dans un monde commun, un ensemble de biens collectifs : langage, représentations, institutions, organisation de l’espace et du temps, manières de faire et d’être, bref une culture, laquelle constitue pour chacun un milieu vital. Il n’empêche que, sans l’existence sociale pré-humaine, le langage n’aurait pu se développer, et sans le développement du langage l’Homo sapiens ne serait pas apparu. (…) Et langage et société constituent eux-mêmes le milieu indispensable à l’éveil de la conscience de soi.

François Flahault : Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société. Descartes et compagnie. Mille et une nuits. 2003, p. 66.

Castoriadis : l’articulation entre le sujet et le social

« la démarche de Castoriadis a été l’inverse de celle des psychanalystes. Il est parti du champ social pour s’intéresser dans un second temps à la psyché, ce qui atteste d’une démarche originale dans la manière d’interroger l’articulation entre le sujet et le social. (…) La réponse suggestive que donne Castoriadis est de situer ce point d’articulation dans la sphère de l’imaginaire, lieu de rencontre entre le sujet et son imaginaire radical étayé sur ses sources pulsionnelles et entre les significations imaginaires de la société. Il en résulte un processus d’appropriation ou de refus plus ou moins intense qui aura pour effet de conforter l’hétéronomie existante ou de développer les forces agissantes vers davantage d’autonomie.

François Dosse : Castoriadis. Une vie. La Découverte, 2014, p.197-198.

Giorgio Agamben sur la politique

Quelques extraits du texte de Giogio Agamben : Dans cet exil. Journal italien 1992-1994, in Moyens sans fins. Notes sur la politique. Payot et Rivages, 1995.

Aujourd’hui, les partis qui se définissent « progressistes » et les coalitions dites « de gauche » ont gagné les élections administratives dans des grandes villes où l’on votait. On est frappé par la préoccupation obsessionnelle des vainqueurs de se présenter comme establishment, de rassurer à tout prix les vieux potentats économiques, politiques et religieux. (…)

Une chose est sûre : ces politiques finiront par être battus par leur volonté même de vaincre à tout prix. Le désir d’être establishment les perdra comme il a perdu leurs prédécesseurs.

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Il est important de savoir distinguer défaite et déshonneur. (…) Il y a eu déshonneur parce que la défaite (de la gauche) n’a pas conclu une bataille sur des positions opposées, mais a seulement décidé à qui il revenait de mettre en pratique une idéologie identique du spectacle, du marché et de l’entreprise. Un capitalisme en chapeau melon et à la mauvaise conscience a été battu par un capitalisme plus affranchi et sans complexe (ce qui était prévisible)…

Jean-Claude Milner, dans L’Archéologie d’un échec, a identifié clairement le principe au nom duquel s’est accompli ce processus : transiger. La révolution devait transiger avec le capital et avec le pouvoir comme l’Église avait dû pactiser avec le monde moderne. Ainsi, petit à petit a pris forme la devise qui a guidé la stratégie du progressisme dans sa marche ratée vers le pouvoir : il faut céder sur tout, réconcilier toute chose avec son contraire, l’intelligence avec la télévision et la publicité, la classe ouvrière avec le capital, la liberté de parole avec l’État-spectacle, la société avec le développement industriel, la science avec l’opinion, la démocratie avec l’appareil électoral, la mauvaise conscience et l’abjuration avec la mémoire et la fidélité. (…)

La politique classique faisait une distinction entre zoé et bios, entre vie naturelle et vie politique, entre l’homme comme simple être vivant, qui avait son lieu dans la maison, et l’homme sujet politique qui avait son lieu dans la polis. Eh bien, nous ne savons plus rien de tout cela. (…)

Il nous a fallu nous habituer à penser et à écrire dans cette confusion de corps et de lieux d’extérieur et d’intérieur, de ce qui est muet et de ce qui a la parole, de ce qui est esclave et de ce qui est libre, de ce qui est besoin et de ce qui est désir. (…)

Mais c’est à partir de ce terrain incertain, de cette zone opaque d’indifférenciation, que nous devons aujourd’hui retrouver le chemin d’une autre politique, d’un autre corps, d’une autre parole.

Identité, identités (selon M. Godelier)

En tant que membre de la tibu, il porte un grand nom, celui d’être un « Baruya » comme on est un « Français », mais il est aussi membre d’un des groupes de parenté qui composent cette tribu. Il est un « Bakia », par exemple, mais son identité ne se réduira jamais à ces deux identités englobantes.(…) Il (elle) a autant d’identités qu’il (elle) appartient simultanément à différents groupes sociaux par un aspect (ou par un autre) de lui ou d’elle-même. Il est homme et non pas femme, il est le co-initié de… Elle est femme (…) Il est le fils de… Elle est soeur de, mère de…

Toutes ces identités sont des cristallisations en chaque individu de différents types de rapports aux autres, de fonctions et de statuts qui aboutissent à lui  (à elle) et s’impriment en lui (en elle), soit partent de lui (ou d’elle) et vont s’imprimer chez d’autres. Toutes ces identités qui s’impriment en lui ou qu’il confère aux autres, l’individu en trouve et le contenu et la forme au sein des rapports sociaux spécifiques et de la culture qui caractérisent sa société, dans les particularités de leurs structures et de leurs contenus. Elles constituent la multiplicité concrète de son identité sociale, qui n’est jamais un simple addition d’identités distinctes, de rapports particuliers. Car l’identité personnelle, intime d’un individu est toujours le produit d’une histoire singulière… »

Maurice Godelier : Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie. Champs, Flammarion, 2010. (Première édition : Albin Michel, 2007).

fonction poétique du langage et tissage de soi

« C’est que,  pour résumer nous ne pouvons oublier que c’est seulement par les chemins de la fonction poétique du langage que continue à se tisser toujours la singularité radicale de chacun. Le métier que nous choisissons peut habiller l’identité de chacun, la renforcer parfois, mais il constitue souvent un simple déguisement : connaître ou reconnaître quelqu’un, et évidemment soi-même, n’est jamais possible en considérant seulement sa manière d’exercer son travail social, son métier, sa fonction.

S’il nous faut donc, en ce qui concerne notre métier de psychothérapeute, aider à ce que le sujet singulier qui nous parle retrouve tout au moins quelques unes des coutures décousues ou des déchirures de son identité en question, il nous faudra faire attention aussi bien à ce que les paroles disent ou cachent, ou aux actes volontaires ou involontaires, pour insignifiants qu’ils soient, qu’à la fonction poétique qui en fait les relie ».

F. Tosquelles Fonction poétique du langage et psychopthérapie, Erès, 2003 (p. 25).

le sujet produit par la parole (Tosquelles)

« Il y a tant de gens qui s’entêtent à vouloir être « un tout » et tout avaler tout de suite. Et quand ils voient eux-mêmes qu’un tel projet est indéfendable, alors ils pensent qu’il vaut mieux n’être rien du tout. Tôt ou tard ils pensent d’eux-mêmes qu’ils ne sont rien ou que les autres les traitent comme s’ils n’étaient « rien » : une chose vide, ni plus ni moins qu’un objet, et jamais un sujet, toujours produit, comme nous le disions, par la parole et non par magie ni par culture. Un sujet précisément d’où émergent les questions auxquelles répond le moi en choisissant d’être de telle ou telle bande, de tel ou tel lieu. Nous disions donc que le sujet naît de là-même où la parole s’échappe par des clivages, des chutes et des lézardes et lui fait un nid ».

Tosquelles F. Fonction poétique et psychothérapie. Erès 2003, p. 22.

Ferrarotti sur la méthode biographique et la co-construction du savoir

La méthode biographique c’est autre chose qui est beaucoup plus déstabilisant, parce qu’elle amène le chercheur à reconnaître qu’il ne sait pas, qu’il ne peut commencer à savoir qu’avec les autres – avec les gens – qu’avec le savoir des gens, et en particulier avec le savoir que ses interlocuteurs construisent avec lui dans des prises de parole, dans des conversations, dans des récits.

Franco Ferrarotti

Partager les savoirs, socialiser les pouvoirs, un entretien avec Christine Delory-Momberger, Revue Le sujet dans la cité , n° 4, 2013