Bernard Lubat et les politiques d’Uzeste

A un moment de mon parcours, j’ai pensé que ma place, celle à partir de laquelle je pouvais apporter quelque chose à la dynamique d’émancipation, était nécessairement liée à cette position rurale minoritaire (Lubat 2015).

Aussi, son idée fut de faire d’Uzeste un lieu au sens où l’entend Edouard Glissant, i.e. un espace de questionnement tant esthétique que politique, ouvert sur le Tout-Monde.

Nous essayons de montrer qu’une vie n’est bien remplie que si l’on comprend qu’il faut toute une vie durant s’y apprendre, s’y cultiver, s’y interroger, s’y instruire, s’y critiquer, s’y inventer sans cesse de la naissance à la mort. (Lubat 2015).

Fabien Granjon, Notes liminaires, dans J. Denouël et F. Granjon Politiques d’Uzeste. Critique en étendue. Tome 2, éditions du commun, 2019.

la pensée se coule dans les mots

La langue permet de saisir la culture d’une population  à un moment donné, car la pensée se coule dans les mots, or les saisies du monde qui s’opèrent à travers chaque langue ne se ressemblent pas. « Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. » (Benveniste, E. Problèmes de linguistique générale, tome 1. Gallimard, 1966, p. 25). La confrontation des langues est donc instructive, non seulement pour connaître le passé, mais aussi pour mieux comprendre des catégories de pensée dont on continue à se servir chaque jour…

Todorov, T. Lire, écouter, voir. Robert Laffont, 2018, (p. 398)

Le pouvoir des mots (Ruffel)

« Quand on y réfléchit, à tête reposée, c’est assez effrayant comme pouvoir, de stockage, de codage, de condensation, de transmission. Tout ce qu’on peut faire avec ça, c’est infini et c’est cela qui inquiète. Je me demande si ce n’est pas simplement le coeur du Décaméron, cet effroi mêlé de fascination devant le pouvoir des mots et des histoires qu’ils permettent de raconter. (…) A mesure que les échanges s’accroissent, s’accroissent à proportion les données et la nécessité de les confier à un système qui les encode. Depuis quelques milliers d’années, ce système n’a cessé de se perfectionner, il s’appelle l’écriture. »

 

Lionel Ruffel Trompe-la-mort, Verdier, 2019, p. 99.

Agentivité (agency) et agencement (Ingold)

Si l’agentivité (agency) n’est pas déterminée préalablement à l’action, comme la cause d’un effet, mais se forme et se transforme au fil de l’action elle-même, alors nous pouvons utiliser le participe présent au lieu du nom et dire « en agissant » (agencing), devenant agent (becoming agent), ou encore avoir recours au mot agencement. (…)

La différence est que l’agentivité nous appartient en tant qu’être doué de volonté, alors que l’agencement nous saisit, en raison de nos habitudes. La première est une propriété que nous sommes censés posséder et qui nous permet d’agir. Le second est une tâche que nous sommes voués à accomplir en tant qu’être réactifs (responsive) et responsables (responsible), dans le cadre de la vie que nous menons. (p.37-38).

Tim Ingold L’anthropologie comme éducation, Presses Universitaires de Rennes, 2018.

 

L’art de lire (M. de Certeau et C. Jacob)

« Lire, c’est pérégriner dans un système imposé (celui du texte, analogue à l’ordre bâti d’une ville ou d’un supermarché » (De Certeau, 1990, p. 245). Dans sa brièveté, la proposition de Michel de Certeau a la force d’une évidence, mais aussi d’une provocation. (…) La lecture serait marche et démarche dans un espace organisé et construit, un espace dont l’organisation préexisterait au parcours et serait indépendante de la volonté comme de l’existence du marcheur. Le texte comme lieu disciplinaire, comme lieu de contrainte : espace encadré, balisé, arpenté, un espace transformé en système et imposé comme allant de soi (…).

« Pérégriner » se dit de qui voyage en pays étranger, loin de chez soi. C’est le voyage du pèlerin et, dans une perspective plus large, le cheminement même d’une vie, qui invente un itinéraire singulier, mais signifiant dans ce monde ici-bas. Le lecteur chemine dans un texte en venant d’ailleurs, en étranger, et donc en découvreur, en aventurier. Lire, c’est s’aventurer en terrain inconnu, même lorsqu’il est présupposé familier, c’est aussi cheminer pour un temps dans un texte, c’est à dire y entrer et, en principe, en ressortir, quitte à y revenir. (…)

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science, éthique et politique (Haraway)

Les féministes ont intérêt à projeter une science de relève qui donne une traduction plus juste, plus acceptable, plus riche du monde, pour y vivre correctement et dans une relation critique et réflexive à nos propres pratiques de domination et à celles des autres ainsi qu’aux parts inégales de privilège et d’oppression qui constituent toutes les positions. Dans les catégories philosophiques traditionnelles, c’est peut-être plus une question d’éthique et de politique que d’épistémologie.

Donna Haraway : « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in Manifeste cyborg et autres essais, Exils, 2007 (p.112-113).

Donna Haraway : savoirs situés

Les « yeux » que rendent accessibles des sciences technologiques modernes ruinent toute idée d’une vision passive ; ces prothèses nous montrent que tous les yeux, y compris nos propres yeux organiques, sont des systèmes de perception actifs, intégrés dans des traductions et des manières particulières de voir, c’est à dire des manières de vivre. Il n’y a pas de photographie non médiatisée ou de chambre noire passive dans les descriptions scientifiques des corps et des machines ; il n’y a que des possibilités visuelles extrêmement spécifiées, chacune avec sa manière merveilleusement détaillées, active, partielle, d’organiser des mondes. (…) Comprendre comment ces systèmes visuels fonctionnent, techniquement, socialement et psychiquement devrait pouvoir ouvrir à une objectivité féministe encorporée.

D. Haraway Savoirs situés, dans Manifeste cyborg et autres essais, Paris : Exils éditeur, 2007 (p. 116).

des opinions ou des idées (Vézina)

« La question me trotte en tête de manière cyclique ; vient toujours un moment où je me dis -soit en lisant ou en entendant quelqu’un émettre une opinion, soit en me questionnant moi-même sur la validité d’une des miennes – qu’il aurait fallu mieux réfléchir, qu’il ne suffit pas de dire ce qu’on pense… mais qu’il faut peut-être mieux penser ce qu’on dit.

Tout le monde peut avoir une opinion. Celle-ci peut s’organiser autour d’une simple sensation, d’une émotion, d’une impression extrêmement superficielle ; un goût, par exemple, ou la simple base d’un banal stéréotype, en surface et sans fondement réel.

L’idée, quant à elle, doit naître d’une réflexion, d’une recherche, d’un certain savoir référencé, hors du ressenti. »

Michel Vézina, Partir pour Croatan, Ed. du Commun (p. 155-156).

 

 

 

Fragmenter

« Fragmenter le monde n’est rien d’autre que retrouver des formes de vie par lesquelles être au monde c’est le façonner, faire un monde. Le monde où nous habitons. Inversons la formule : retrouver des formes de vie c’est fragmenter le monde de la totalité qui en dénie la possibilité dans la forme universelle du monde-marchandise. » (…)

« Singulariser les communautés des êtres du vivant que nous sommes, ce n’est rien d’autre que « pluraliser » le monde. Et le rendre ainsi ingouvernable. » (p. 37)

« Il y a toujours une inadaptation à l’ordre métropolitain et à l’intégration dans l’espace de l’économie. Il est alors possible d’explorer d’autres médiations qui reconstituent la vie de la communauté, des processus constitutifs d’une autonomie collective impropre aux comptes de la valorisation. Où ce qui compte n’est pas la mesure, mais la rencontre. » (p. 42)

« Réactiver de nouveaux agencements relationnels est une tâche bien plus exigeante que de nous ressaisir d’un sujet politique formel présupposant des identités. (p. 72)

Raffanell i Orra Fragmenter le monde, Ed. Divergences, 2017