Hélène Cixous : jouer des langues

« ma famille aimait jouer des langues. On accordait attention et valeur à la force des mots. Je me suis presque immédiatement tenue loin de tout usage scolaire, académique, journalistique. La langue a toujours signifié : liberté. Saute-frontière. Hors-la-loi : ce qui ne peut avoir lieu qu’à condition qu’il y ait de la loi depuis la stabilité de laquelle s’élancer pour faire des sauts périlleux. Et puis, quel moyen de transport vers les profondeurs, que d’échelles souterraines et aériennes : les mots, je les remonte jusqu’à la racine. Ils sont tout jeunes et millénaires. Je leur demande toujours d’où ils viennent, ils portent les temps comme un pollen sur leur corselet. Et puis ils sont métis. Si seulement ces malheureux Français obtusément nationalistes comprenaient qu’ils ne prononcent pas une phrase qui ne soit pas de poly-origine, qu’il y a de l’arabe sur leur langue !

Hélène Cixous (avec Cécile Wajsbrot) : une autobiographie allemande, Christian Bourgois, 2016

déposez sur la table votre métaphysique

Sur le site de son éditeur (www.lyber-eclat.net/lyber/korzybski/), on trouve dans un « glossaire » des termes clés de la pensée d’Alfred Korzybski une série de citations de son ouvrage « Science and Sanity : An Introduction to Non-aristotelian Systems and General Semantics (1933), par exemple, l’entrée suivante :

« Termes non-définis [undefined terms] :

a) Nous demandons d’abord quelle est la ‘signification’ de chaque mot prononcé, en nous satisfaisant de définitions approximatives; puis nous demandons la ‘signification’ de chaque mot employé dans les définitions, et nous poursuivons le processus pendant 10 à 15 minutes, pas davantage, jusqu’à ce que la victime commence à tourner en rond – par exemple en définissant «espace» par «longueur» et «longueur» par «espace». À ce stade, nous sommes d’habitude en présence des termes non-définis propres à cette personne. (p. 21)

b) Nous voyons que la structure de n’importe quel langage, (…) est telle qu’il nous faut commencer implicitement ou explicitement par des termes non-définis. (p. 152)

c) Dans la littérature scientifique d’autrefois, on avait l’habitude de demander «définissez vos termes». Le nouveau modèle de la science en 1933 devrait réellement être «énoncez vos termes non-définis». Autrement dit, «déposez sur la table votre métaphysique, (…) et ne commencez qu’alors à définir vos termes à l’aide de ces termes non-définis». (p. 155) »

Il me semble que l’on pourrait appliquer la même proposition à la littérature : à l’origine, au fondement, à la source de l’engagement dans l’écriture, n’y aurait-il pas un petit nombre de « termes non-définis » ? Je me demande même si ce qui structure la psychè  – l’expression est bien lourde, mais je n’en trouve pas d’autre qui évite « esprit » ou « âme » – de chacun d’entre nous, écrivant ou pas, ne serait pas quelque mot non-défini ou question sans réponse.

être et langage

« l’être humain ne saurait accéder à lui-même que dans un monde commun, un ensemble de biens collectifs : langage, représentations, institutions, organisation de l’espace et du temps, manières de faire et d’être, bref une culture, laquelle constitue pour chacun un milieu vital. Il n’empêche que, sans l’existence sociale pré-humaine, le langage n’aurait pu se développer, et sans le développement du langage l’Homo sapiens ne serait pas apparu. (…) Et langage et société constituent eux-mêmes le milieu indispensable à l’éveil de la conscience de soi.

François Flahault : Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société. Descartes et compagnie. Mille et une nuits. 2003, p. 66.

fonction poétique du langage et tissage de soi

« C’est que,  pour résumer nous ne pouvons oublier que c’est seulement par les chemins de la fonction poétique du langage que continue à se tisser toujours la singularité radicale de chacun. Le métier que nous choisissons peut habiller l’identité de chacun, la renforcer parfois, mais il constitue souvent un simple déguisement : connaître ou reconnaître quelqu’un, et évidemment soi-même, n’est jamais possible en considérant seulement sa manière d’exercer son travail social, son métier, sa fonction.

S’il nous faut donc, en ce qui concerne notre métier de psychothérapeute, aider à ce que le sujet singulier qui nous parle retrouve tout au moins quelques unes des coutures décousues ou des déchirures de son identité en question, il nous faudra faire attention aussi bien à ce que les paroles disent ou cachent, ou aux actes volontaires ou involontaires, pour insignifiants qu’ils soient, qu’à la fonction poétique qui en fait les relie ».

F. Tosquelles Fonction poétique du langage et psychopthérapie, Erès, 2003 (p. 25).

langage et pouvoir d’agir

 

« Nous attribuons au langage un pouvoir d’agir (agency), un pouvoir de blesser (…). Le langage pourrait-il nous blesser si nous n’étions pas, en un sens, des êtres de langage, des êtres qui ont besoin du langage pour être ? »

 

Judith Butler « Le pouvoir des mots. Politique du performatif, Editions Amsterdam, 2004 (1997). Traduction et préface de Charlotte Nordmann. (p. 21).

B. Lahire : le dire sur le faire

 

LOGIQUES PRATIQUES Le « Faire » et Le « dire sur Le Faire » Bernard LAHIRE

Recherche et formation, n° 27 – 1998. Pages 15-28.

« Ainsi, à l’opposé d’une sociologie (souvent implicite) des « valeurs », des « représentations » et des « opinions » qui reste abstraite dans tous les moments de sa pratique (entretiens recueillant ce que les interviewés « pensent », les « opinions » ou les « représentations » de ceux-ci sur le sujet qui préoccupe le sociologue, théorie qui met en avant la « philosophie » des enquêtés, leurs propos généraux, explicites et ne portant sur aucune situation pratique particulière), une sociologie qui entend saisir les pratiques et les savoirs effectifs devrait porter son regard, à défaut parfois de pouvoir directement observer les pratiques (notamment dans l’univers familial), sur l’énonciation de situations, régulières ou exceptionnelles mais toujours particulières. Il s’agit de faire parler de situations pratiques plutôt que de demander de « livrer des représentations » en général. Cela suppose, bien entendu, une bonne connaissance préalable des situations possibles. Le problème ne réside donc pas dans le fait que nous ignorons ce que nous savons et ce que nous faisons, mais que nous ne disposons pas toujours des bons cadres (contextuels et langagiers) pour parler de ce que nous faisons et de ce que nous  savons. Lire la suite

L. Kaplan : Les mots

 

Leslie Kaplan

Les mots

© Leslie Kaplan & publie.net – tous droits réservés première mise en ligne sur publie.net

le 7 avril 2009

ce texte a été publié pour la première fois aux éditions Inventaire/Invention en 2007

 

ce que j’ai en commun, ce n’est pas la situation

sociale

politique

historique

psychologique

c’est la possibilité c’est que : en tant qu’être humain,

homme ou femme,

j’aurais pu

et ça, ce j’aurais pu, cette fiction

est contenu dans les mots

dans le langage

dans le fait que les mots essaient

de rendre compte du réel

au plus près

au plus singulier

et pour cela

par ce travail

ils essaient, les mots, de rendre compte

à la fois de ce qui est

et de ce qui est possible

du désir comme du cauchemar

la littérature ce n’est pas raconter sa vie

comme les émissions

soi-disant littéraires

de la télévision

voudraient le faire croire

la littérature c’est penser, essayer, avec des mots

c’est une recherche, concrète, vivante

avec des personnages,

qui sont des porte-questions,

avec des histoires, des récits,

avec des lieux

avec de l’espace, avec du temps

la littérature, c’est :

« quelque chose se passe, et alors, quoi ? »

c’est à l’intérieur du réel le plus réel

trouver, creuser, inventer, de l’ouvert

de l’écart

du décalage

du jeu

du possible

c’est entrer en contact avec le monde

si je vis telle situation, si je l’éprouve,

qu’est-ce que ça veut dire,

qu’est-ce que je peux en dire