Peronne ne sait tout… (Pierre Lévy)

Personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose, tout le savoir est dans l’humanité. Il n’est nul réservoir de connaissance transcendant et le savoir n’est autre chose que ce que savent les gens.

Pierre Lévy L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace. La Découverte, 1994.

 

 

 

 

Stengers : réactiver le sens commun

 

Activer les mots, les replonger dans des situations qui appartiennent à l’expérience courante sur un mode tel que cette expérience ne permette pas de les définir, mais reçoive le pouvoir de les engager dans une aventure « spéculative », c’est ce que Whitehead ne cessera de faire dans Modes de pensée. Pas de métaphore ici, mais pas non plus de sens littéral : il s’agit de dramatiser ce qui va sans dire lorsque nous disons quelque chose, le déploiement quelque peu vertigineux de ce que présuppose et affirme le plus limpide, le plus routinier des énoncés dès lors qu’il n’est pas réduit à « un » énoncé, mais envisagé comme « cet » énoncé, toujours engagé dans « cette » situation, répondant à « ce » mode d’engagement dans la situation. (…)

Le sens commun, s’il doit pouvoir être soudé à l’imagination, doit être capable de ruminer, c’est à dire de ne pas se laisser faire, de ne pas accepter avec docilité la disqualification de ce qui lui importe. (…)

Les théories spécialisées se font gloire de disqualifier le sens commun, de le convaincre qu’il doit s’en remettre à l’autorité de « ceux qui savent ». La tâche de la philosophie peut se dire « réactiver le sens commun » car ce que nous connaissons n’est que le sens commun tel qu’il a été défait.

 

Isabelle Stengers Réactiver le sens commun, La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2020, p.12-15.

 

 

 

 

Rancière : littérature, sciences sociales et politique

Car c’est toujours de cela qu’il est question dans les fictions avouées de la littérature comme dans les fictions inavouées de la politique, de la science sociale ou du journalisme: de construire avec des phrases les formes perceptibles et pensables d’un monde commun en déterminant des situations et les acteurs de ces situations, en identifiant des évènements, en établissant entre eux des liens de coexistence ou de succession et en donnant à ces liens la modalité du possible, du réel ou du nécessaire. L’usage dominant pourtant s’attache à les opposer. [...]

Il est légitime, en revanche, de donner toute leur fonction heuristique aux transformations de la rationalité fictionnelle, et notamment aux transformations des formes de constitution des sujets, d’identification des évènements et de construction de mondes communs qui sont propres à la révolution littéraire moderne. En un temps où la médiocre fiction nommée « information » prétend saturer le champ de l’actuel avec ses feuilletons éculés de petits arrivistes à l’assaut du pouvoir sur fond de grands récits d’atrocités lointaines, une telle recherche peut contribuer utilement à élargir l’horizon des regards et des pensées sur ce qu’on appelle un monde et sur les manières de l’habiter.

 

Jacques Rancière : Les bords de la fiction, Seuil, 2017, p. 13-14.

 

la voix est un pont entre le langage et le corps

Un jeune garçon aux allures de surfer ose timidement s’adresser au « maître » :

- Beaucoup de gens disent que la voix, nos voix les attirent [les furtifs] ?Je comprends pas pourquoi ?

Varech souffle, il en a parlé cinquante fois, il pourrait zapper mais il sait aussi qu’il est là pour ça : pour dire et redire encore, transmettre, partager. Que la furtivité est un monde inconnu encore pour tellement de gens, souvent incompris même chez les plus engagés des camarades. Alors il s’y colle :

- Peut-être parce que la voix est un pont entre le langage et le corps. Entre le sens et le son. C’est sur ce pont que les furtifs et les humains peuvent se rencontrer et échanger quelque chose (…)

- Si je te suis, ce serait quand on discute qu’on est le plus proche d’un furtif…

- Discuter ça reste très étrange… c’est sculpter l’air ensemble, par la voix. C’est utiliser nos corps, le ventre, la trachée, notre bouche, pour fabriquer des objets sonores – qu’on s’échange et qui nous changent, en profondeur. Discuter c’est comme accepter de se transformer, l’un par l’autre…

Alain Damasio, Les furtifs, La Volte, 2019, p. 683.

 

C. Jacob Lieux de savoir (conférence)

Les lieux de savoir sont donc tous les lieux où du savoir est produit, activé, fixé, communiqué, transmis, partagé, de même que les lieux qui en finissent par matérialiser une certaine idée du savoir lui-même : bibliothèques, musées, académies, universités, grandes écoles, institutions savantes etc.

Je n’en donne pas une définition fonctionnaliste. Certes, certains savoirs nécessitent des lieux spécifiques, comme un laboratoire doté d’équipements lourds, un atelier avec des outils et des machines, une bibliothèque, etc. Mais on peut aussi lire, réfléchir, écrire, penser, observer dans la rue, dans un jardin, dans le métro, dans un café. Les cafés, on le sait, ont été des lieux de savoir importants, de la République des Lettres à Saint-Germain des Près, ils le sont encore, lorsque l’on reçoit des étudiants pour discuter, lorsque l’on lit et on écrit, dans ces lieux à la fois de sociabilité et d’isolement. Je dirai donc que ce sont les pratiques  qui instituent les lieux de savoir. D’où l’intérêt de reconstituer les pratiques dans les multiples scènes où elles s’inscrivent.

Christian Jacob https://lieuxdesavoir.hypotheses.org/ consulté le 19/11/2019 (conférence pour le master « Sciences en société, EHESS, 7/11/2019

 

 

 

 

 

 

être des « cas » … parlés par d’autres ?

Il est stérile et dangereux de penser sa situation particulière sur un mode psychologique, d’aller chercher les réponses en soi, dans son cursus d’expériences personnelles, alors que bien souvent, nos régimes de vie, nos conditions sociales, nos ressentis ne sont que les manifestations localisées et particulières de processus et de phénomènes bien plus larges dans lesquels nous baignons sans vraiment nous en rendre compte. Il ne faut pas se condamner à la solitude péremptoire d’être des « cas ». (…)

Nous sommes les seuls à pouvoir analyser proprement les situations que nous traversons, à prendre des mesures d’action sur nos vies. Nous devons devenir nos propres prescripteurs. Nous ne pouvons plus abandonner nos choix et nos actes aux savants et aux experts, aux médecins, aux sociologues, aux économistes, aux ingénieurs, aux techniciens politiques qui s’improvisent en penseurs privilégiés de nos quotidiens et qui prétendent pouvoir comprendre à notre place. (…)

Nous ne sommes les propriétaires que de nos propres mots. Sans un langage qui soit le nôtre, nous sommes condamnés à être parlés par d’autres.

http://autographie.org/blog/2015/03/15/des-mesures-techniques-disolation-aux-strategies-politiques-du-contact-plaidoyer-pour-une-auto-graphie-sociale-2/

David Abram : l’énigme du langage

L’énigme qu’est le langage, fait aussi bien de silences que de sons, n’est pas celle d’une structure inerte ou statique, mais celle d’un champ corporel : évoluant comme un vaste tissu vivant que ne cesse de tisser ceux qui parlent. Merleau-Ponty distingue nettement ici la parole véritable, expressive et celle qui se borne à répéter des formules toutes faites. Cette dernière est à peine une « parole ». Elle ne porte pas vraiment de signification au sein de la trame des mots (…) Elle ne modifie pas les structures préexistantes du langage mais le traite plutôt en tant qu’institution achevée. (…)

De fait, toute parole effectivement signifiante est intrinsèquement créatrice. Elle utilise des mots usuels sur un mode qui ne correspond pas tout à fait à l’usage établi, modifiant donc, même très légèrement, le réseau du langage dans son ensemble. Lire la suite

Bernard Lubat et les politiques d’Uzeste

A un moment de mon parcours, j’ai pensé que ma place, celle à partir de laquelle je pouvais apporter quelque chose à la dynamique d’émancipation, était nécessairement liée à cette position rurale minoritaire (Lubat 2015).

Aussi, son idée fut de faire d’Uzeste un lieu au sens où l’entend Edouard Glissant, i.e. un espace de questionnement tant esthétique que politique, ouvert sur le Tout-Monde.

Nous essayons de montrer qu’une vie n’est bien remplie que si l’on comprend qu’il faut toute une vie durant s’y apprendre, s’y cultiver, s’y interroger, s’y instruire, s’y critiquer, s’y inventer sans cesse de la naissance à la mort. (Lubat 2015).

Fabien Granjon, Notes liminaires, dans J. Denouël et F. Granjon Politiques d’Uzeste. Critique en étendue. Tome 2, éditions du commun, 2019.

la pensée se coule dans les mots

La langue permet de saisir la culture d’une population  à un moment donné, car la pensée se coule dans les mots, or les saisies du monde qui s’opèrent à travers chaque langue ne se ressemblent pas. « Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. » (Benveniste, E. Problèmes de linguistique générale, tome 1. Gallimard, 1966, p. 25). La confrontation des langues est donc instructive, non seulement pour connaître le passé, mais aussi pour mieux comprendre des catégories de pensée dont on continue à se servir chaque jour…

Todorov, T. Lire, écouter, voir. Robert Laffont, 2018, (p. 398)

Le pouvoir des mots (Ruffel)

« Quand on y réfléchit, à tête reposée, c’est assez effrayant comme pouvoir, de stockage, de codage, de condensation, de transmission. Tout ce qu’on peut faire avec ça, c’est infini et c’est cela qui inquiète. Je me demande si ce n’est pas simplement le coeur du Décaméron, cet effroi mêlé de fascination devant le pouvoir des mots et des histoires qu’ils permettent de raconter. (…) A mesure que les échanges s’accroissent, s’accroissent à proportion les données et la nécessité de les confier à un système qui les encode. Depuis quelques milliers d’années, ce système n’a cessé de se perfectionner, il s’appelle l’écriture. »

 

Lionel Ruffel Trompe-la-mort, Verdier, 2019, p. 99.