Louis Staritzky Chronique d’une recherche-action

Se mettre en recherche c’est donc être en mesure de voir et sentir ce à quoi nous n’aurions pas nécessairement porté attention, soit parce que cette chose (expérience, collectif, situation) serait dans l’angle mort de nos réalités ou, au contraire, parce que nous la jugerions trop banale, ordinaire, quotidienne. Il s’agit donc à la fois d’être attentif et sensible aux expériences mineures, celles qui nous décalent de notre quotidien et, en même temps, à celles, tout à fait ordinaires, que nous ne cessons de croiser sans avoir pour autant l’habitude de les questionner, une manière de replacer le politique au centre de notre vie de tous les jours. Ces deux approches dessinent l’espace dense et multidimensionnel de nos situations de recherche, une écologie de l’attention qu’il nous faudra cultiver collectivement. Lire la suite

Penser à partir de soi, de ses émotions, pour se relier aux autres

Si nous esquissons les lieux interstitiels de notre champ d’action – tout en entretenant avec vigilance leur indéfinition -, c’est que nous écrivons les espaces liminaux de nos souhaits d’émancipation. Par ce geste, nous nous autorisons à partir, à quitter la trame serrée, éprouvée dans l’infra-ordinaire des pratiques de recherche institutionnalisées. Celles-là même que nous avons tant convoitées, apprises, intériorisées – précisément pour trouver une place, s’intégrer – mais jamais digérées. Ces pratiques qui nous éloignent de nous-mêmes et des mondes qu’elles prétendent appréhender. Ces pratiques ultra-normatives que nous pensions désirer faute de mieux, faute d’alternatives, faute d’allié.es, fautes de vécus collectifs différents. Nous devons faire le deuil de ces pratiques que nous ne désirons pas ; pour renouer avec la joie et la vitalité de l’enquête, offrir de l’air à nos existences et aux savoirs qu’elles nous permettent de fabriquer, à partir de nos vécus, nos émotions, nos corps. Revenir à nous-mêmes, aux autres et aux mondes (se remembrer – remember chez Haraway), quitter la prétention de l’objectivité et de la distance, pour penser au contact, faire appel aux mondes réels et entretenir notre capacité à répondre (respons-ability chez Haraway) à l’insistance des possibles dans un même geste revitalisant.

Lena Dormeau et Mélodie Fleury Faire le deuil de ce qu’on ne désire pas.

https://infusoir.hypotheses.org/8860

 

 

Sandra Lucbert : la langue se charge du service d’ordre

Le contingent de gendarmes est ici superfétatoire : le ligotage se fait ailleurs – très en amont. La langue se charge du service d’ordre. Patrouilles intériorisées, insues – de celles cependant que la littérature peut attaquer.

La naturalisation des énoncés économiques nous a retiré quelque chose. Quelque chose sans quoi notre vie collective est comme posée devant nous – machine qui joue sans qu’on en voie les ressorts ni les plans. Un envoûtement sans cesse reconduit. Par piperie de langage, on nous tient au programme décidé, les questions de finalités sont sorties de la discussion.

Le numéro est éprouvé : les moyens (gestionnaires) séparés de leurs fins (inavouables) finissent par devenir eux-mêmes des fins (indiscutables) – parce que la-rationalité-supérieure-de-l’économie. Lire la suite

Chamoiseau Ecrire en « état poétique »

L’Ecrire en état poétique, ce n’est point partir de la langue mais partir du plus loin possible de la langue, pour ensuite revenir au plus profond (bouleversé) de la langue. Cela évite d’instituer la langue en fétiche ou en absolu. Cela permet de forcer la langue à accueillir l’entour, les autres langues, le vivant, le monde, l’inouï extensible du cosmos.

Patrick Chamoiseau Ecrire en « état poétique », dans Le conteur, la nuit et le panier, Seuil, 2021, 107.

 

Pierre Hadot : le discours philosophique vise moins à informer qu’à former

 

[Le discours philosophique] n’est jamais purement théorique, malgré les apparences ; il est toujours lié et subordonné à la décision fondamentale du philosophe de choisir un certain mode de vie, qui sera d’ailleurs très différent s’il est platonicien, ou aristotélicien, ou cynique, ou épicurien, ou stoïcien, ou sceptique, et qui impliquera chaque fois une certaine vision du monde. Le discours philosophique aura pour tâche d’inviter à prendre cette décision et à la justifier, ou encore d’exposer la vision du monde qui lui correspond. D’une manière générale, le discours philosophique visera moins à informer qu’à former ; il sera moins un exposé qu’un exercice intellectuel ou spirituel destiné à la transformation de l’individu. Lire la suite

Walter Benjamin la défaite des politiciens

 

« A l’heure où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leur espoir, à l’heure où ils aggravent encore leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions libérer l’enfant du siècle des filets dans lesquels ils l’ont entortillé. Le point de départ est que la foi aveugle de ces politiciens dans le progrès, leur confiance dans « le soutien massif de la base » et, finalement, leur adaptation servile à un appareil politique incontrôlable n’étaient que trois aspects d’une même réalité. »

 

Walter Benjamin Sur le concept d’histoire, Oeuvres III, traduction Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, Folio essais (p.435)

 

La colonialité (M-A. Paveau)

La colonialité désigne une forme de pouvoir colonial qui s’est maintenu après les décolonisations politiques et économiques du XXe siècle, qui est fondateur de la modernité européenne et qui affecte toujours la vie des individus même libres et vivant en régime démocratique. En cela la colonialité se distingue du colonialisme qui désigne l’ensemble des situations coloniales effectives installées par des états européens jusqu’aux années 1960, marquées par la privation de liberté et l’exploitation de certaines catégories d’humain.e.s. [...]

Les effets du pouvoir sont également mentaux, culturels, intellectuels : il existe donc une colonialité du savoir, notion largement traitée dans l’ouvrage collectif La Colonialidad del Saber (Lander ed. 1993) et les travaux de Ramon Grosfoguel. Elle désigne le fait que les savoirs autochtones, englobant d’une part les modes et les formes de rapport au savoir et d’autre part les corps de savoirs constitués (connaissances médicales ou botaniques par exemple), ont été détruits par les colonisateurs, et remplacés par les savoirs européens. Considérés comme vrais, validés par la science occidentale, et donc supérieurs aux savoirs autochtones, ces derniers sont réputés universels et applicables quel que soit le contexte, à partir d’une « épistémologie du point zéro » (notion proposée par Santiago Castro-Gomez). Lire la suite

Walter Benjamin : la grâce des lucioles (G. Didi-Huberman)

A l’époque-même – de 1933 à 1940 – où Walter Benjamin évoquait cette possibilité d’« organiser le pessimisme » par la ressource de certaines images ou configurations de pensée alternatives, la vie quotidienne ne lui était certes pas de tout repos. Peut-on imaginer ce qu’était la vie de ce juif allemand « sans ressources », en fuite perpétuelle devant l’étau qui se resserrait autour de lui ? [...]

Benjamin sut « organiser son pessimisme » avec la grâce des lucioles, cherchant par exemple, entre le théâtre épique de Bertold Brecht et la dérive urbaine des poètes surréalistes, entre la Bibliothèque nationale et le Passage des panoramas cet « espace d’images » capable de contredire la police – les terribles contraintes de sa vie.

 

Georges Didi-Huberman : Survivance des lucioles, Editions de Minuit, 2009, 110-111.

 

 

 

Le français n’existe pas (Myriam Suchet)

Le français n’existe pas.

Du moins il n’existe pas sans toi, et moi, et elles, et eux, et vous et nous qui parlons, écrivons, chantons, sacrons, conversons, discourons…

C’est de chacune de nos paroles que « la langue » est faite, défaite et refaite : fête !

Les guillemets, ici, visent à rappeler le caractère construit, non naturel, des parois du bocal linguistique.

Or cette évidence ne cesse d’être escamotée, parfois par des institutions garantes de la stabilité ou de la pureté linguistique (comme l’école, le dictionnaire ou l’Académie), parfois de façon involontaire.

Au contraire, certains textes, notamment littéraires, ravivent l’ouverture à même « la langue» : ils invitent à lire le « s » de français comme une marque de pluriel.

La recherche qui commence ici prend son impulsion dans la lecture de ces textes que je dirai « hétérolingues » .

Le choix de ce terme permet d’indiquer qu’il ne s’agit pas d’additionner une langue « x » + une langue « y » + une langue « z » (ce que ait le pluri- ou le multi-linguisme qui promeut la diversité), ni d’enrichir le trésor d’une Francophonie dont la France resterait le centre, mais de travailler les différences internes à toute langue, de prendre acte des hétérogénéités qui constituent chacune d’entre elles (ce qui est vrai pour « le français » l’est de la même manière pour « l’anglais » , « le japonais » , « l’africain » ou « l’inuktikut » .

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L’écriture de soi “en ligne” : une pratique automédiale (M. Jahjah)

J’ai récemment découvert, dans un dictionnaire qui vient de paraître (Christine Delory-Momberger, Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Érès, 2019), un concept opportun pour réfléchir à l’écriture dite “en ligne” : l’automédialité. À l’intersection des études autobiographiques et intermédiales, l’automédialité désigne le processus par lequel une personne travaille sur elle-même, développe un “souci de soi” (Pierre Hadot 1), en prise avec un ensemble de formes, de matériaux, de gestes matériels. Pour ses tenants, le rapport à soi est donc inséparable des ressources matérielles, techniques, expressives des supports d’écriture. [...]

Dans ces conditions, [...] quelle serait la plus-value du concept d’automédialité ?

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